Le dernier royaume
quoi elles serviraient et j’avais trop peur de demander.
La demeure de Kjartan se trouvait dans un repli des
collines, au bord d’une rivière qui coulait entre des pâturages. C’était une
journée ensoleillée, bien que froide. Des chiens aboyèrent à notre
approche ; Kjartan et ses hommes leur ordonnèrent de se taire et les
envoyèrent derrière la maison, où était planté un frêne. Ensuite, accompagné de
quatre hommes désarmés, le maître des lieux s’approcha de nous. Ragnar et ses
six hommes étaient armés de pied en cap de boucliers, épées et haches de
guerre, et leurs larges poitrails protégés de cottes de mailles. Ragnar portait
le casque de mon père, qu’il avait acheté après la bataille d’Eoferwic. C’était
un casque magnifique, dont le dessus et le heaume étaient ornés d’argent, et je
trouvais qu’il lui seyait mieux qu’à mon père.
Kjartan, le capitaine, était un homme robuste, plus grand
que Ragnar, avec le visage large de son fils, de petits yeux chafouins et une
immense barbe. Il jeta un coup d’œil aux branches de noisetier et en comprit
sans doute la signification, car il porta la main à l’amulette en forme de
marteau qu’il portait au cou attaché à une chaîne d’argent. Ragnar arrêta son
cheval et, d’un geste des plus méprisant, jeta l’épée que j’avais rapportée
après ma bataille avec Sven. De droit, elle appartenait à présent à Ragnar, et
c’était une arme de valeur, avec son fil d’argent enroulé autour de sa garde,
mais il l’avait lancée aux pieds de Kjartan comme s’il s’était agi d’une faux.
— Ton fils a oublié ceci sur mes terres, déclara-t-il,
et je voudrais lui dire un mot.
— Mon fils est un bon garçon, répondit Kjartan d’un ton
buté. Et le moment venu, il servira à ton bord et combattra à tes côtés.
— Il m’a offensé.
— Il ne pensait pas à mal, mon seigneur.
— Il m’a offensé, répéta durement Ragnar. Il a lorgné
la nudité de ma fille et lui a montré la sienne.
— Et il en a été puni, répondit Kjartan en me jetant un
regard malveillant. Du sang a été répandu.
Ragnar eut un geste brusque et les branches de noisetier
furent jetées au sol. C’était manifestement la réponse de Ragnar, qui n’avait
aucun sens pour moi, mais Kjartan comprit, tout comme Rorik, qui me
chuchota :
— Cela veut dire qu’il doit se battre pour Sven,
désormais.
— Se battre pour lui ?
— Ils vont délimiter un carré au sol avec les branches
et combattre dedans.
Pourtant, personne ne bougea pour disposer les branches en
carré. Au lieu de cela, Kjartan retourna dans sa maison et appela Sven, qui
sortit en boitant sous le linteau bas, la jambe droite bandée. Il paraissait
terrifié.
— Parle, demanda Kjartan à son fils.
Sven leva les yeux vers Ragnar.
— Je demande pardon.
— Je ne t’entends pas, rugit Ragnar.
— Je demande pardon, mon seigneur, répéta Sven,
tremblant de peur.
— Pardon pour quoi ? questionna Ragnar.
— Pour ce que j’ai fait.
— Et qu’as-tu fait ?
Sven ne trouva rien à répondre, ou du moins rien qu’il osât
dire. Il se dandina, les yeux baissés. L’ombre des nuages passa sur la lande et
deux corbeaux s’envolèrent vers le haut de la vallée.
— Tu as posé la main sur ma fille, dit Ragnar, et tu
l’as ligotée à un arbre avant de la dénuder.
— À demi, murmura Sven, qui reçut pour la peine un coup
sur le crâne asséné par son père.
— C’était un jeu, supplia Kjartan. Rien qu’un jeu, mon
seigneur.
— Nul garçon ne joue à de tels jeux avec ma fille, dit
Ragnar.
Je l’avais rarement vu en colère, mais il l’était à présent.
Il sauta de selle et dégaina son épée, sa lame de combat nommée Brise-Cœur, et
en leva la pointe vers Kjartan.
— Disputes-tu mes droits ?
— Non, mon seigneur, dit Kjartan, mais c’est un bon
garçon, dur au labeur, et il te servira bien.
— Et il a vu des choses qu’il ne devait pas, répliqua
Ragnar en lançant Brise-Cœur en l’air. (L’épée tournoya dans le soleil et il la
rattrapa au vol par la garde, mais en la tenant à l’envers, comme s’il s’était
agi d’une dague.) Uhtred ! appela-t-il, me faisant sursauter. Il dit
qu’elle n’était que demi-nue. Est-ce vrai ?
— Oui, mon seigneur.
— Alors, il ne sera puni qu’à demi.
Et Ragnar enfonça l’épée, poignée la première, dans le
visage de Sven. La garde de nos
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