Le dernier royaume
vers les terres où les
Danes ne régnaient pas encore, mais cette idée ne m’est pas venue à l’esprit.
J’étais heureux, j’étais en vie, j’étais avec Ragnar, et cela me suffisait.
D’autres Danes arrivèrent avant l’hiver. Trente-six
vaisseaux, chacun avec leur contingent de guerriers, furent tirés à sec sur la
rive pour l’hiver pendant que les équipages, chargés de boucliers et d’armes, occupaient
l’est de la Northumbrie. Car les ealdormen et les thanes qui n’étaient pas
morts à Eoferwic avaient courbé l’échine : nous étions désormais un
royaume dane, malgré un Egbert tenu en laisse et son trône pitoyable. C’était
seulement dans l’Ouest, dans les régions les plus sauvages de Northumbrie, que
les Danes ne dominaient pas, mais il n’y avait pas non plus là-bas d’armées
pour les défier.
Ragnar s’établit sur des terres à l’ouest d’Eoferwic, dans
les collines. Sa femme et sa famille l’y rejoignirent, ainsi que Ravn, Gudrun
et tous les équipages de ses navires, qui s’installèrent dans les vallées
voisines. Notre première tâche consista à agrandir la demeure de Ragnar.
Celle-ci avait appartenu à un thane anglais mort à Eoferwic, mais ce n’était pas
un grand château, tout au plus un bâtiment bas en bois, chaumé de seigle et de
fougères, sur lesquels croissait une herbe si haute que, de loin, la maison
était semblable à une petite colline. Nous construisîmes une nouvelle aile pour
les quelques têtes de bétail, vaches, moutons et chèvres, qui mettraient bas
l’année suivante. Les autres furent abattues. Ragnar et ses hommes s’en
chargèrent, mais alors que les dernières bêtes entraient dans l’enclos, il
tendit une hache à Rorik, son dernier-né.
— Un coup, net et vif, ordonna-t-il.
Rorik essaya, mais il n’était pas assez fort et visa mal, si
bien que l’animal beugla et saigna, et qu’il fallut six hommes pour le tenir
pendant que Ragnar l’achevait proprement. Les tanneurs s’approchèrent de la
carcasse et Ragnar me tendit la hache.
— Voyons si tu sais mieux t’y prendre.
On approcha de moi une vache. Elle baissa docilement la tête
et je soulevai la hache en me rappelant l’endroit exact où Ragnar avait frappé.
La lourde lame s’abattit sur les vertèbres, juste derrière le crâne. L’animal
s’écroula.
— Nous ferons bientôt de toi un guerrier dane, me
réitéra Ragnar avec satisfaction.
Les Angles qui vivaient encore dans la vallée apportèrent à
Ragnar leur tribut de bêtes et de grain. Il était impossible de deviner sur
leurs visages ce qu’ils pensaient de Ragnar et des Danes, mais ils ne faisaient
aucune difficulté, et Ragnar prenait soin de ne point troubler leur existence.
Le prêtre des environs célébra la messe dans ce qui lui servait d’église :
une cabane de bois rehaussée d’une croix. Ragnar siégeait pour juger des
querelles, s’assurant toujours d’avoir à ses côtés un Angle versé dans les
coutumes locales.
— Tu ne peux vivre nulle part, me confia-t-il, si les
gens ne veulent pas de toi. Ils peuvent détruire ton bétail, empoisonner tes
puits, et tu ne sauras jamais qui est le coupable. Soit tu les tues tous, soit
tu apprends à vivre avec eux.
Le ciel pâlissait et le vent fraîchissait. Des feuilles
mortes volaient en bourrasques. À présent, notre principale tâche était
d’emmagasiner le bois. Nous partions à une dizaine dans les forêts et je devins
un expert de la hache, apprenant à abattre un arbre en fort peu de coups. Nous
attelions un bœuf pour tirer les plus gros troncs jusqu’à la réserve, et les
meilleurs bois étaient mis de côté pour la charpenterie, tandis que les autres
étaient coupés et fendus pour le chauffage. Nous avions aussi du temps pour
jouer, et les enfants bâtirent leur propre petit château tout en haut des bois,
composé de bûches à peine dégrossies, d’un toit de fougères et d’un crâne de
blaireau au-dessus de la porte pour imiter le crâne de sanglier qui ornait la
demeure de Ragnar. Dans ce château, Rorik et moi nous disputions le titre de
roi ; mais c’était toujours Thyra, sa petite sœur de huit ans, qui en
était la châtelaine. Tout en regardant les garçons faire mine de se battre avec
leurs épées de bois, elle filait la laine. La plupart des enfants étaient fils
de serfs ou d’esclaves et ils tenaient à ce que je sois le chef angle, tandis
que Rorik serait le chef des Danes, et je ne
Weitere Kostenlose Bücher