Le fantôme de la rue Royale
demi-vis, ils finirent par déboucher dans un vestibule. Sartine, toujours soucieux de montrer une connaissance des lieux dont il tirait quelque vanité, mais aussi conscient de ses responsabilités de mentor, expliquait et commentait avec volubilité :
— Nous montons dans les cabinets du roi, qui étaient naguère les appartements de Madame Adélaïde 56 .
Il baissa le ton.
— Quand la nouvelle amie s’est imposée, le roi a transféré sa fille au rez-de-chaussée et a pris cet appartement pour lui-même.
Ils empruntèrent d’étroits couloirs. Parfois, des lucarnes procuraient des aperçus vertigineux sur de grands salons ou sur de petites cours ombreuses. Ils pénétrèrent dans une salle nue à banquettes, que le lieutenant général de police lui indiqua comme celle des baigneurs, sans autres précisions. Sur la gauche, quelques degrés conduisaient vers une pièce d’où venaient des bruits d’eau agitée et la rumeur d’une conversation. Ils s’arrêtèrent et attendirent en silence. Un garçon bleu surgit, qui les considéra d’un air moqueur et disparut sans voir un signe discret de Sartine. Quelques instants après, M. de la Borde apparut, le sourire aux lèvres. Un doigt sur la bouche, il leur enjoignit d’un hochement de tête de le suivre. Passé le degré, une vapeur parfumée les environna. Dans une salle rectangulaire à bout ovale, deux baignoires parallèles occupaient l’alcôve. Des étuveurs tout vêtus de blanc piqué s’activaient autour d’une des cuves de métal dans laquelle un homme, la tête couronnée d’un madras noué, se faisait laver. Un des aides s’approcha avec d’immenses serviettes 57 . M. de la Borde prit un air solennel et s’écria :
— Messieurs, le roi sort du bain !
Sartine et Nicolas baissèrent la tête. Louis XV fut prestement enveloppé et quasiment entraîné vers la seconde baignoire.
La Borde à mi-voix expliqua qu’il s’agissait de rincer Sa Majesté dans une eau propre. Le roi qui, jusque-là, n’avait pas prêté attention à ses visiteurs leva la tête et reconnut Sartine.
— Désolé, Sartine, de vous avoir mandé de si bon matin, mais j’étais impatient de vous voir. Avez-vous suivi mes instructions ? Je ne vois pas le petit Ranreuil ?
— Sire, il est là, derrière moi. Aux ordres de Votre Majesté.
Les yeux noirs du roi cherchaient à travers la buée à reconnaître Nicolas.
— Bien, bien. La Borde, conduisez-les où je vous ai dit.
Nicolas éprouvait toujours la même émotion à se trouver en présence du roi. L’étrangeté du lieu, la rapidité de la scène et la tenue inhabituelle du monarque n’autorisaient pas un examen prolongé. On disait le roi vieilli ; il se promit de le mieux regarder. Ils suivirent M. de la Borde, empruntant d’abord un long corridor puis, après un tournant à angle droit, entrèrent dans un cabinet doré, signalé comme l’ancien salon de musique de Madame Adelaïde. Ils longèrent ensuite un escalier et pénétrèrent dans une pièce étroite éclairée par une seule fenêtre. Elle s’ouvrait sur une garde-robe, après une esquisse de couloir. Ce cabinet, de dimension réduite, procurait une impression d’intimité qui frappa Nicolas. Son manque de clarté était compensé par la blancheur des boiseries rehaussées d’or, décorées de trumeaux peints et éclairés par une grande glace Un secrétaire, une bergère, une paire de chaises et autant de tabourets, ainsi qu’une vitrine remplie de chinoiseries, meublaient l’ensemble. Dans des placards discrètement intégrés au décor et sur des étagères s’alignaient des layettes 58 . Ils attendirent en silence. En face d’eux, une porte dérobée s’ouvrit et le roi parut sortir de la muraille. En habit gris clair et coiffé, il sembla à Nicolas bien voûté. Il avait perdu cette altière prestance qui le faisait reconnaître à cent pas et ressemblait à présent aux gravures de son vieil adversaire, Frédéric de Prusse, le dos arrondi. Le visage toujours régulier était menacé par les ombres et les dévastations de la vieillesse, et marqué durement sous les yeux. Il se laissa tomber dans la bergère et, après un temps, s’adressa à la Borde.
— Veillez à ce que nul ne nous dérange. Personne, même…
La phrase demeura en suspens. Qui pouvait déranger le roi ? Le dauphin, si timide et si paralysé devant son grand père ? La mutine Marie-Antoinette, si enfant encore ? Mesdames ? Elles
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