Le Fardeau de Lucifer
épaules.
— Cécile, tôt ou tard, je devrai partir.
— Je l’ai toujours su, dit-elle en baissant les yeux. Si tu me promets de revenir, je t’attendrai.
— Je ferai de mon mieux. C’est tout ce que je peux te promettre.
— Cela me suffit.
Elle passa son bras sous le mien et, ensemble, nous retournâmes au châtelet. Je ne savais pas si je devais avoir le cœur lourd d’avoir à la quitter ou léger du fait qu’elle m’attendrait.
Parfois, le soir, Roger Bernard me rejoignait, et nous nous attablions pour discuter devant un verre de vin. Nous parlions de guerre, évidemment, mais aussi de la vie, de son éventuelle succession à son père sur les terres de Foix, et de toutes sortes d’autres choses dont la banalité me faisait du bien. J’écoutais plus que je ne parlais, ne souhaitant pas jeter trop de lumière sur mon passé, mais j’appréciais sa compagnie. Plus j’apprenais à connaître le jeune Foix, plus j’aimais sa détermination, sa témérité, son sens aigu de l’honneur et son esprit fin. Je me disais souvent que, s’il en avait eu le temps, Bertrand de Montbard aurait vu en lui toutes les qualités qu’il estimait et qu’il me l’aurait facilement préféré.
C’est après une de ces rencontres que se produisit une chose inattendue. J’étais couché depuis une bonne heure et, malgré quelques généreux gobelets vidés en compagnie du jeune comte, le sommeil ne me venait pas. Ce soir-là, Cécile n’était pas venue me rejoindre. Depuis que je lui avais annoncé mon éventuel départ, je la sentais triste et je respectais son besoin d’espace. Après tout, qu’avait-elle à espérer de moi ? Malgré cela, je souhaitais seulement qu’elle me revienne. Le sentiment d’impuissance que j’éprouvais à attendre une réponse était aussi pour beaucoup dans mon insomnie. L’inquiétude que je ressentais encore pour Pernelle et le deuil qui me triturait les entrailles chaque fois que je songeais à Montbard n’y étaient pas étrangers non plus. Je me retournais en vain sans trouver de posture confortable.
Soudain, la porte de ma chambre grinça légèrement. Je souris en réalisant que Cécile avait décidé qu’il valait mieux profiter du temps que nous pouvions avoir ensemble. Je fis semblant de dormir et l’attendis, le cœur battant. J’anticipais déjà le léger froissement de sa robe qu’elle laisserait glisser sur le sol, puis la chaleur de son corps dans mon dos quand elle viendrait se blottir contre moi. Des pas, légers comme ceux d’un chat, s’approchèrent de mon lit. Puis il ne se produisit rien. Cécile n’aurait pas hésité ainsi.
Je roulai brusquement sur moi-même et une dague s’enfonça jusqu’à la garde dans la paillasse, à l’endroit précis où mon ventre s’était trouvé l’instant d’avant. À tâtons dans le noir, je saisis à deux mains le poignet de mon agresseur et le lui tordis cruellement pour lui faire lâcher son arme.
— Sacrebleu, fit une voix pendant que l’arme tombait sur la paillasse.
L’effort me déplaça quelque chose dans les côtes, mais je n’y fis pas attention. Bandant mes muscles malgré la douleur, j’empoignai les doigts de l’inconnu et les repliai à contresens jusqu’à ce qu’un craquement sec retentisse, suivi d’une plainte étouffée. Profitant de mon avantage, je le tirai vers moi et l’accueillis en lui écrasant mon front en plein visage. Presque aussi sonné que l’autre, je le poussai en bas du lit et lui tombai dessus. Un bref corps à corps s’ensuivit au cours duquel plusieurs coups furent échangés à l’aveuglette. Un genou s’écrasa dans mes côtes à plusieurs reprises et l’éclair qui me traversa le corps me coupa le souffle. Puis deux doigts tentèrent de s’enfoncer dans mes yeux. J’en mordis un jusqu’à l’os. Le sang chaud coula dans ma bouche et la prise de mon adversaire se relâcha. Faisant appel à tout ce qu’il me restait de forces, je serrai sa gorge et pressai mes pouces sous sa pomme d’Adam jusqu’à ce que je sente ses voies respiratoires se rompre sous la pression. L’homme s’affaissa et m’écrasa de tout son poids. Je sentis son dernier souffle sur ma joue.
Il me fallut longtemps pour trouver la force de me dégager de sous son corps. Lorsque j’y parvins, la douleur dans mes côtes fut telle que je restai allongé dans le noir sur les dalles de pierre froides, haletant et incapable du moindre geste.
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