Le Fardeau de Lucifer
de rien, sans vraiment aborder de sujets significatifs. L’homme était discret, mais pouvais-je le lui reprocher ? C’était une qualité essentielle au métier qu’il pratiquait.
— Bon, je dois y aller, dis-je après un moment, en me levant. Je te remercie pour le vin et la conversation. Il est agréable d’avoir des nouvelles de l’extérieur, même si elles ne sont guère réjouissantes.
— Et moi pour ta compagnie, répondit-il en se levant à son tour. Elle se fait rare pour un messager.
Je notai qu’il grimaçait légèrement en se redressant. Il me serra la main et je pris congé de lui.
Dehors, le sol de Montségur, perchée sur son pic rocheux, était recouvert d’une fine couche de neige qui fondait chaque jour pour renaître durant la nuit. Marchant lentement, j’appréciais l’air frais de l’hiver en repassant dans ma tête la conversation que je venais d’avoir. Elle me confirmait que le sort du Sud était tout aussi précaire. J’envisageais avec bonheur l’écuelle de ragoût que des femmes cuisaient dans un grand chaudron en après-midi sur le côté de la place. Une portion m’attendrait certainement dans ma chambre. J’y étais presque lorsque la main de Jaume, que je n’avais pas vu approcher, se posa sur mon épaule. Je me retournai, surpris.
— Secretum Templi, dit-il. Ce soir, deux heures après minuit.
Il s’éloigna aussitôt.
Après avoir mangé, j’affilai Memento avec une pierre plate tout en songeant à Montbard et à la façon dont sa vie se retrouvait aujourd’hui transformée. Puis je sommeillai quelques heures.
Lorsque je m’éveillai, je passai à l’infirmerie, où je trouvai dame Peirina qui s’affairait auprès de mon maître endormi. Je pris des nouvelles de son patient et elles s’avérèrent bonnes. Le moignon était tout à fait cicatrisé et ne montrait aucun signe de corruption. Montbard mangeait bien et produisait des preuves du fonctionnement renouvelé de ses boyaux. Ne voulant pas le réveiller, je la remerciai et allais partir lorsqu’elle me prit le bras pour me retenir.
— N’oublie pas : Secretum Templi, chuchota-t-elle. Deux heures après minuit.
Ne sachant que faire pour tuer le temps en attendant la rencontre, je me rendis à l’étable. Sauvage était là, dans une stalle. Reconnaissant sans doute mon pas et mon odeur, il se mit à renâcler joyeusement dès que j’eus entrouvert la porte. Je m’approchai de lui et caressai avec bonheur son épaisse crinière noire pendant qu’il se tordait le cou pour enfouir ses naseaux dans le creux de mon épaule. Je me sentais coupable de négliger mon fidèle compagnon, que je ne voyais pas assez souvent à mon goût. Pour me faire pardonner, je le sortis et, ensemble, nous nous promenâmes au petit trot dans la nuit de Montségur pendant une bonne heure. Lorsque nous revînmes, je lui offris une portion de foin puis l’étrillai énergiquement pendant qu’il piaffait de plaisir. Bientôt, son pelage noir fut luisant comme l’eau d’un étang la nuit. En le quittant, je lui promis de revenir.
Enfin, les lumières finirent par s’éteindre dans les bâtiments et, hormis les sentinelles sur les remparts, la forteresse s’endormit. Au moment venu, je me dirigeai vers le donjon. La porte n’était pas gardée, mais elle était verrouillée. Je dus fouiller ma mémoire pour me rappeler qu’à mon arrivée on avait frappé trois coups. Saisissant le heurtoir, je fis de même. On tira aussitôt le verrou et la porte s’entrouvrit. Des petits yeux inquisiteurs que je reconnus comme étant ceux de Véran me toisèrent un instant et je fus admis. La porte fut refermée derrière moi et verrouillée.
— Bienvenue, mon frère, dit le templier.
Il se dirigea vers le fond de la pièce, tira son poignard, inséra la lame entre deux pierres et l’abaissa comme un levier. La porte secrète s’ébranla et pivota sur son centre.
— Les autres sont tous arrivés, m’informa Véran. Il ne manque que sire Ravier.
Je le remerciai et m’engageai dans l’escalier abrupt où je m’étais déjà presque rompu les os. Une fois en bas, dans l’antichambre du temple, je fus accueilli par une fresque peinte qui couvrait tout le mur du fond. Cinq personnages y étaient représentés debout, baignant dans une lumière diffuse dont ils se détachaient en partie comme des âmes évanescentes d’un nuage de brume. L’effet était surprenant et je ne pus qu’admirer
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