Le Fardeau de Lucifer

écrasa brusquement une larme dans le coin de son œil avant qu’elle ne lui fasse l’affront de couler, tout en continuant à contempler Memento.
    —    L’épée de l’Ordre des Neuf. dit-il, songeur. On m’a parlé de cette tradition. Je n’ai même pas eu le temps de forger la mienne, mais je l’aurais faite exactement comme celle-ci, je crois.
    —    Je vous en forgerai une moi-même, maître.
    —    Ne perds pas ton temps. Très bientôt, je ne serai plus membre de l’Ordre. La protection de la Vérité requiert des hommes valides. Ravier ne peut s’offrir le luxe d’un estropié, surtout avec les chacals d’Amaury qui rôdent.
    Je savais qu’il avait raison. Je cherchai quelque chose à dire, mais rien ne me vint. Il se laissa retomber contre les coussins et ferma les yeux. Il était encore faible et cette brève conversation l’avait visiblement épuisé.
    —    Au moins, l’injustice que j’ai subie a été réparée, continua-t-il. Ce que je sais maintenant, personne ne pourra me l’enlever. Quant à toi, tu es un guerrier, pas une soubrette. Allez, va. Tu as une vie à vivre et elle a un sens. Il y a déjà bien assez de Parfaits qui bourdonnent autour de moi.
    —    À ce sujet.
    —    Quoi ?
    —    Lorsque vous sembliez à l’article de la mort après que Pernelle vous eut recousu les tripes, dame Esclarmonde a pris sur elle de vous conférer le consolamentum.
    Montbard écarquilla les yeux.
    —    Elle. elle m’a. baptisé ? Par le cul du diable, me voilà cathare ? !
    —    J’en ai bien peur, oui. Le fait que vous étiez inconscient et incapable de manifester votre accord n’a pas semblé trop la préoccuper.
    À ma grande surprise, Montbard éclata d’un grand rire semblable à ce grondement de tonnerre rauque que j’avais si souvent entendu. Interdit, je le laissai aller jusqu’à ce qu’il se calme.
    —    Ha ! Elle est bien bonne, celle-là ! Je suis un hérétique !
    —    Vous prenez fort bien la chose, remarquai-je, un peu stupéfait.
    —    La vie est drôlement faite, non ? dit-il en reprenant son souffle. Je me retrouve d’abord membre de l’Ordre qui protège la Vérité. Et dès que je ferme un peu les yeux, la religion de mes ancêtres me retombe dessus. Au fond, c’est un juste retour des choses. Il faut croire que c’était ma destinée.
    Je hochai la tête, songeur. Il semblait heureux de la tournure des choses et je m’en réjouissais. Quant à moi, la destinée était chose beaucoup moins simple.
    La Noël passa sans être soulignée, les cathares refusant de célébrer l’incarnation d’une âme dans sa prison de chair, fût-elle celle du Christ. Je remplis les semaines en me gardant en forme, à nouveau enthousiaste maintenant que Montbard s’était mis en tête de guérir. Pernelle avait dû user de toute son autorité pour garder mon maître alité, mais il se remettait enfin. Sa carcasse émaciée avait repris un peu de sa viande d’antan et il gueulait de plus en plus souvent, ce qui était fort bon signe pour quiconque n’avait pas à le supporter au jour le jour.
    Les nouvelles du Sud étaient mauvaises, comme je l’appris vers la fin de janvier 1211. Un messager était passé près de moi alors que je revenais de l’exercice, se dirigeant chez Raymond de Péreille. Quelques minutes plus tard, j’avais aperçu Ravier s’y rendre à son tour. Je me dis que, tôt ou tard, les nouvelles feraient le tour de la forteresse, mais j’étais impatient de les apprendre. Je résolus donc de les puiser à la source. Le soir de son arrivée, je retrouvai le messager assis seul à une table dans une maison qui servait de taverne, un pot de vin à peine entamé devant lui. L’endroit était désert à cette heure tardive. Je l’observai un moment avant de l’aborder. Il frôlait la trentaine, mais la calvitie hâtive qui dégageait son front lui donnait l’air plus vieux. Il était chétif à l’extrême et semblait mal en point. Il se dégageait de lui une vague tristesse. Je m’approchai en contournant les tables désertées.
    —    Bonsoir, mon ami. Puis-je m’asseoir ? demandai-je en désignant le banc qui lui faisait face.
    —    Bien sûr, dit-il. Un peu de compagnie me fera du bien.
    —    Je suis Gondemar de Rossal, dis-je en lui tendant la main.
    —    Le croisé qui a changé de camp et qui a défendu Cabaret ? fit-il en l’empoignant avec fermeté. J’ai beaucoup