Le faucon du siam
l'attention. Ils
croiraient peut-être qu'elle était coupable de quelque chose. Elle se creusa la
cervelle pour chercher quelle faute elle avait pu commettre, mais rien ne lui vint.
Rassemblant son courage, elle amena son petit canot là où elle le rangeait
d'habitude, au pied de l'un des piliers qui soutenaient la maison.
« Vos Excellences recherchent Sri, la marchande ?
demanda-t-elle d'un ton guilleret pour masquer sa crainte. Je suis ici, votre
esclave. » Elle amarra sa pirogue et les salua poliment. « Vos Seigneuries
cherchent-elles à obtenir un prix spécial avant l'ouverture du marché demain? »
interrogea-t-elle avec un petit rire nerveux. D'après leur aspect austère et leur
mine suffisante, elle était maintenant persuadée qu'il s'agissait bien de
fonctionnaires. Même leurs chemises de mousseline blanche semblaient déplacées
: ces hommes auraient eu un air plus naturel revêtus des chemises rouges des
gardes du palais. Elle frémit.
« C'est exactement ce dont nous sommes venus te parler »,
répondit le plus sévère des deux, manifestement le supérieur. Il avait une
grosse vernie à l'extrémité du nez comme si une mouche bien nourrie y était
posée en permanence. En toute autre circonstance, elle aurait trouvé ce
spectacle amusant. Son compagnon était maigre, petit et effacé.
« Si la pauvreté de mon humble demeure ne vous dérange
pas, mes Seigneurs, je vous accueillerai bien volontiers. »
Sri remarqua ses voisins qui semblaient vaquer à leurs
occupations comme s'il n'y avait rien d'anormal : mais, on ne sait pourquoi,
toutes les portes restaient ouvertes et chacune de ses voisines avait découvert
un urgent besoin de balayer son balcon. Des hommes vêtus de fines chemises de
mousseline étaient un spectacle assez rare dans cette modeste communauté. L'un
d'eux était même chaussé de mules brodées.
« Nous sommes venus négocier une commande spéciale pour
un grand personnage. » L'homme sévère, l'homme à la verrue et aux babouches
brodées, avait repris la parole d'une voix assez forte pour être entendu de
tout le voisinage. « Pour des raisons que je ne suis pas en mesure de révéler,
notre maître souhaite que son achat reste anonyme. »
Sri s'accroupit, elle grimpa presque en rampant les
marches qui menaient de l'eau jusqu'à sa porte d'entrée. Les murs et la porte
de sa maison étaient en bambou tressé. Les six fenêtres étaient maintenues
ouvertes par des bâtons glissés dans une rainure sur la partie inférieure. Elle
franchit le seuil, consciente hélas de la simplicité du décor où elle vivait :
une cruche en terre cuite pour la toilette, une natte en feuilles de bambou en
guise de lit, un paravent de bambou pour dissimuler sa modeste réserve de
panungs, tout cela dans une seule pièce.
À peine étaient-ils à l'intérieur que le plus âgé des
deux hommes tira de sa bourse un sceau en or et fit signe à Sri de garder le
silence : geste superflu car elle était sans voix. Un frisson la parcourut
quand elle reconnut l'emblème royal. Bouddha miséricordieux, ses craintes se
confirmaient. C'étaient des fonctionnaires du palais ! Elle se prosterna
spontanément tandis que l'homme prenait la parole.
« Ce que je m'en vais te dire est strictement
confidentiel, annonça-t-il d'une voix assourdie. Et si jamais tu révèles à qui
que ce soit un mot de cette conversation, cela te vaudra le châtiment le plus
sévère, sur ordre de Sa Majesté le roi. »
Un bref moment, Sri se demanda si elle ne rêvait pas.
Mais, du coin de l'œil, elle vit les deux hommes se prosterner en mentionnant le
Seigneur de la Vie. Non, elle ne rêvait pas. Mais comment le chemin du Maître
de la Vie et celui d'une simple marchande pouvaient-ils se croiser? Ces
choses-là n'arrivaient que dans les fables.
« Alors, c'est bien compris? » La voix de l'autre
individu, le subalterne, qui parlait pour la première fois, vint interrompre le
cours de ses pensées. C'était une voix plutôt humble : comme si l'homme était
surpris de s'entendre parler.
« Mes Seigneurs, vous pouvez être assurés que si jamais
quelque chose de cette conversation était divulgué, ce ne serait pas par mes
lèvres.
— Tu connais un certain Constantin Phaulkon, un
farang, n'est-ce pas? reprit le premier des deux hommes d'un ton plus amène
qu'auparavant.
— En effet, mon Seigneur. Il vient de temps en temps
au marché acheter des produits de mon éven-taire.
— Et, me semble-t-il, tu lui as
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