Le faucon du siam
l'égard de George avait fini par se transformer en une véritable amitié.
Sri avait une mémoire prodigieuse des faits et des
chiffres, vaste fonds dans lequel il voulait puiser maintenant. Il baissa la
voix.
« Mère, imaginons que je sois un riche mandarin et toi
une honnête vendeuse. Supposons que j'aie donné un grand banquet chaque semaine
de l'année dernière et que tu m'aies fait payer un prix honnête pour chaque
article...
— Vous voulez dire, précisa-t-elle en
l'interrompant, que je vous aurais consenti ces mêmes prix équitables qui font
aujourd'hui de moi une pauvresse? »
Phaulkon ricana. « Exactement, mère : si vous m'aviez
demandé ces mêmes prix ruineux, quelles sommes cela représenterait-il pour le
riz, le poisson, le poulet, les légumes, le porc, les fruits et les épices?
Peux-tu m'indiquer le coût, article par article, pour l'année dernière ? »
Elle lui lança de nouveau un regard méfiant. « Je
pourrais le faire, Maître, mais si vous me jouez un tour afin que je vous
applique les prix de l'an dernier pour ce que vous achetez aujourd'hui...
— Je te promets que non, mère, fit Phaulkon en
riant. Mais si tu me fais une liste précise, semaine par semaine, en te
souvenant des hauts et des bas du marché, je t'en serai si reconnaissant que je
te laisserai me réclamer les prix de l'an prochain pour tout ce que je
t'achèterai cette semaine.
— Maître, les astrologues prédisent de très
mauvaises récoltes pour l'an prochain, et cela aura un effet immédiat sur les
prix... »
Il sourit. « J'accepterai le coût d'une mauvaise récolte,
mère, si tu me donnes ma liste demain. Je suis pressé.
— Pressé, pressé... Vous autres farangs, vous êtes
toujours pressés ! » Elle le regarda de ses grands yeux pétillants de malice et
son regard s'arrêta sur les poils qui émergeaient du col de sa blouse. «
Regardez-vous un peu. Même vos poils sont pressés de pousser. Savez-vous qu'il
faut parfois toute une vie à un Siamois pour avoir juste un poil? Parce que,
lui, il n'est
pas pressé. » Cette remarque déclencha des fous rires
ravis dans les éventaires voisins.
Phaulkon ne voulait pas être en reste. « Ah, mais ne
préférerais-tu pas avoir toute une forêt plutôt qu'un seul arbre? demanda-t-il,
en ouvrant sa chemise pour lui montrer plus de poils.
— Pas quand ils portent ce genre de fruits »,
répliqua-t-elle en plissant le nez. Ses voisines éclatèrent de rire.
Elle attendit que l'agitation se fût calmée. « Mais le
maître est sérieux quand il parle de cette liste? questionna-t-elle prudemment.
— Je n'ai jamais été plus sérieux, mère. Et inutile
de parler au monde entier de ma demande. Cela doit rester strictement entre
nous — nous et les éventaires voisins, bien entendu. Tu comprends?
— Comme le maître voudra. Mais il faudra que la
liste soit dans ma tête, car je ne sais pas écrire. Et je devrai peut-être
demander à d'autres marchandes les prix de certains produits dont je ne fais
pas commerce. Mais ne vous inquiétez pas, je sais à qui faire confiance,
Maître.
— C'est très bien, dès l'instant que tu ne leur
expliques pas pourquoi.
— J'ignore vos raisons, Maître, vous ne risquez donc
rien. Et jamais elles ne devineront à qui je destine cette liste. Comme s'il y
avait tant de farangs qui venaient ici chaque jour me soumettre les mêmes
requêtes !
— Très bien, mère, fit Phaulkon en riant. Laisse
travailler leur imagination.
— Je ne dirai rien, même si elles meurent de
curiosité et qu'il me faille assister à leur crémation », promit Sri. Elle
plissa le front. « Et même si cela veut dire que je ne dormirai pas cette nuit,
demain à la même heure j'aurai la liste complète. »
Phaulkon leva les yeux vers le soleil.
« Alors, mère, je reviendrai à cette heure-ci. Et merci.
Tes bonnes actions te vaudront d'être récompensée dans ta prochaine vie.
— Je mérite de me réincarner sous les traits d'une
princesse et d'épouser un beau farang.
— Je t'en chercherai un, dit Phaulkon. En attendant, ceci
est pour toi. »
Il tira de sa bourse un paquet qu'il lui tendit. C'était
une boîte de bonbons à la cannelle, une confiserie du Sud qu'il avait rapportée
pour elle. Visiblement ravie, elle s'assura que toutes ses voisines avaient été
témoins de son geste. En partant, il l'entendit déplorer à voix haute le
concours de circonstances qui avait permis qu'un si galant homme fût né farang,
du
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