Le faucon du siam
pour qu'il pût les
déchiffrer. Cette annotation se trouvait presque en face des chiffres qui ne
concordaient pas. Poussé par un espoir fébrile, il parcourut le reste du paquet
et en ouvrit un autre. Il lui fallut plusieurs heures avant de découvrir une
nouvelle erreur : dans la marge, en face du chiffre erroné, on pouvait lire les
mêmes annotations.
Un frisson le parcourut comme il n'en n'avait pas
ressenti depuis le jour où George l'avait pris par les épaules et lui avait dit
en désignant les eaux grises de la Manche : « La semaine prochaine, mon garçon,
nous appareillons pour l'Asie. »
L'erreur suivante qu'il découvrit le déconcerta. Au
premier abord, la somme facturée pour les mangues ne semblait pas déraisonnable.
C'était un fruit qu'il aimait et il en avait maintes fois relevé les prix sur
le marché. Ce fut la date qui arrêta son regard : 12 décembre. Des mangues en
décembre? C'était un fruit d'été qui mûrissait à la saison chaude et, à sa
connaissance, on n'en trouvait jamais en décembre. Il retournerait dès le
lendemain au marché s'en assurer auprès de Sri.
Après cette première découverte, tout s'enchaîna, mais
non sans efforts. Six jours plus tard, à force de travailler chaque nuit à la
lueur d'une chandelle,
Phaulkon avait réuni suffisamment de matériel pour
pouvoir sans hésitation incriminer les Maures. Il rassembla méticuleusement les
preuves et se prépara à les soumettre au Barcalon lors de leur prochaine
rencontre bihebdomadaire, dans deux jours. Cela lui laisserait assez de temps
pour s'assurer du prix des mangues. Il ne pouvait pas se permettre la moindre
erreur dans ses accusations.
Il était près de midi et le soleil était brûlant. Sur le
marché, même si les marchandes étaient assises à l'ombre de leur parasol
coloré, l'air alentour était lourd d'une humidité qui détrempait leur panung et
minait leur énergie. Bouddha soit loué : c'était l'heure de remballer la
marchandise et de rentrer se reposer jusqu'au soir, songea Sri, avec
reconnaissance. On était déjà à la mi-février : les journées devenaient de plus
en plus accablantes. Il y aurait encore trois ou quatre mois de ce régime avant
que les pluies ne viennent dissiper la lourdeur du climat et remplir les
réservoirs. Du moins y avait-il des compensations, se dit Sri, car bientôt, au
plus fort de cette période étouffante, la terre allait donner une profusion de
fruits : les délicieuses mangoustes, les ramboutans, les mangues et les litchis
du Nord; les ventes allaient chaque jour doubler à son petit éventaire.
Elle rassembla dans un panier ce qu'elle n'avait pas
vendu, sourit à ses voisines et se dirigea vers la rivière. Là, elle détacha
l'amarre de sa petite pirogue et s'accroupit à l'arrière. Tenant la pagaie à
deux mains, elle partit en longeant la rive. Avec un peu de chance, se
dit-elle, elle vendrait sur le chemin du retour une partie des légumes qui lui
restaient.
Abordant le tournant d'où elle allait apercevoir sa
petite maison sur pilotis, elle cessa de pagayer, surprise. Son cœur se mit à
battre plus fort. Était-ce son imagination? Depuis trois ou quatre semaines,
depuis que ce charmant farang était venu lui rendre visite au marché, elle
avait remarqué des étrangers qui rôdaient autour de son étal. Jamais ils ne lui
deman-
daient le prix d'un produit et aucune des autres
marchandes ne les avait aperçus auparavant. Ce n'étaient assurément pas des
habitués des marchés. Et voilà qu'une étrange embarcation était amarrée juste
devant sa maison. Contrairement aux bateaux de ses amis, celui-ci était long et
possédait une magnifique proue comme un col de cygne. Ce n'était pas le genre
de ceux que l'on voyait dans les parages. Deux hommes étaient à bord.
«Quelle est la maison de Sri, la marchande?»
entendit-elle dire l'un d'eux. Elle se figea. Ils la cherchaient bel et bien!
D'instinct, elle sut qu'il s'agissait des mêmes hommes qu'elle avait vus faire
semblant de flâner au marché. Elle se sentit mal à l'aise.
Elle approcha prudemment : elle n'aimait pas le ton de
leur voix, pas plus que leur aspect. Quelque chose dans leur attitude lui dit
qu'ils travaillaient pour le gouvernement. Or elle n'aimait pas les
fonctionnaires : ils se mêlaient des affaires des gens et réclamaient des
pots-de-vin. Sa première impulsion fut de faire demi-tour et d'aller se cacher
jusqu'à leur départ, mais cela ne manquerait pas d'attirer
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