Le faucon du siam
pas qu'il eût mal réussi jusque-là, songea-t-il, même si d'autres avaient
peut-être fait mieux. Ce maudit Yale, par exemple. Ce diable d'homme, à ce
qu'on racontait, allait faire l'objet d'une nouvelle promotion : vice-président
de la direction de l'honorable Compagnie à Madras, cette fois! Et l'Américain
se vantait ouvertement de la fortune qu'il avait amassée en commerçant pour son
propre compte : il se vantait maintenant du collège qu'il allait fonder dans sa
Nouvelle-Angleterre natale. Oh non, se dit Samuel, ce n'était pas lui qui irait
fonder un nouvel Oxford ou un nouveau Cambridge : tout ce qu'il voulait,
c'était s'acheter un domaine à la campagne, un beau domaine, et mener la vie
facile d'un gentle-man-farmer de la bonne vieille Angleterre. Car, au bout du
compte, il n'y avait rien de mieux.
La lune maintenant s'était levée, prêtant aux eaux
bouillonnantes un éclat argenté. En regardant autour de
lui, il constata que tous les hommes s'étaient installés pour la nuit. Il sourit.
Ils étaient entassés dans les trois autres canots tandis que lui, Samuel White,
seigneur de Pottersbv Hall, Northamptonshire, capitaine (à la retraite) de la
flotte des Indes orientales de Sa Majesté, avait un canot pour lui tout seul,
comme il convenait à un officier et à un gentilhomme. Bercé par les rumeurs de
la jungle, il se tourna sur le côté et sombra dans un profond sommeil.
24
La tension était presque palpable. Les spectateurs
étaient accroupis sur des prés surélevés bordant les quatre côtés du vaste
terrain. Deux grands arbres offraient leur ombre à l'emplacement réservé au roi
: partout ailleurs, à l'exception d'un vénérable vieux banyan, il n'y avait
aucune végétation. L'immense clairière était entourée sur trois côtés par la
forêt et la jungle, longée, sur le quatrième, par une large route de boue
séchée menant à la ville voisine de Louvo, où se trouvait le Palais d'été de Sa
Majesté. Au centre du terrain, deux rangées d'épais poteaux de bois, solidement
plantés dans le sol à intervalles réguliers d'une soixantaine de centimètres,
se rapprochaient peu à peu. L'allée tracée entre les poteaux permettait le
passage d'un éléphant tandis que leur écartement était trop étroit pour que
l'animal puisse virer d'un côté ou de l'autre, si d'aventure il tentait de
s'échapper. Les hommes, et surtout ceux qui étaient agiles, pouvaient cependant
se glisser entre les poteaux, venir harceler l'éléphant et s'esquiver avant que
le pachyderme furieux ne puisse les piétiner.
Le passage, de plus en plus réduit, aboutissait à une
arène carrée, grande comme une cour et bordée des mêmes poteaux régulièrement
espacés. Le but de la
chasse consistait, par une série d'habiles manœuvres, à
attirer l'éléphant dans ce dernier enclos : là, de succulentes pousses de
cannes à sucre et des éléphantes propres à l'apaiser lui donneraient peu à peu
l'avant-goût d'une vie plus facile et calmeraient son caractère intraitable.
Certains des animaux succombaient plus rapidement que d'autres à ce genre de
traitement : les plus obstinés opposaient une résistance farouche, refusant de
céder, et n'acceptant pas, pendant des jours d'affilée, d'avoir été capturés.
Mais, au bout du compte, même les plus récalcitrants se retrouvaient assagis et
prêts à servir le roi et leur patrie. Ils travailleraient dans les forêts de
teck et seraient enrôlés dans les meilleurs régiments pour affronter l'ennemi
au combat.
Des mahouts, dissimulés sous des feuillages et mar-monant
des prières dans la vieille langue sacrée khmère, s'étaient déjà lancés dans
les forêts avoisi-nantes, montés sur des femelles dressées, en quête de mâles
aventureux. Les cris d'amour de leurs montures retentissaient aux lisières de
la jungle. La chasse avait commencé.
Du coin de l'œil, Phaulkon regarda en direction de
l'emplacement royal. L'escorte de Sa Majesté était tout juste arrivée au bord
du terrain et tous les assistants s'étaient prosternés. La distance était trop
grande pour que Phaulkon pût distinguer dans ses détails la silhouette du
monarque, mais il n'y avait pas à se tromper sur sa personne. Dominant son
entourage du haut d'un énorme animal somptueusement caparaçonné, Sa Majesté
lançait autour d'elle des regards impérieux. Un instant, son attention parut
s'arrêter sur Phaulkon, puis elle fut attirée une fois de plus vers l'arène.
Le cœur
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