Le faucon du siam
de Phaulkon se mit à battre plus vite. Sa Majesté
l'avait-elle remarqué, l'avait-elle repéré dans la foule? C'était la première
fois qu'il apercevait, même de loin, le Seigneur de la Vie. Les diamants des
harnais royaux, les rubis et les saphirs qui constellaient la coiffe royale de
forme conique étincelaient au soleil. L'escorte de trois cents mandarins,
fonction-
naires du palais et esclaves, s'installa aux places
désignées par ordre de préséance dans l'enceinte royale. En tant que ministre
le plus éminent du pays, le Barcalon était placé juste à la droite de Sa
Majesté. Le général Petraja, président du Conseil privé, était à sa gauche.
Phaulkon avait entendu dire que Sa Majesté aimait le relâchement de l'étiquette
au sein de l'escorte réduite qui l'accompagnait à Louvo. On disait aussi que sa
passion pour la chasse l'amenait à passer de plus en plus de temps à son Palais
d'été, à six heures d'Ayuthia par le fleuve. Là, le roi pouvait même échanger
quelques mots avec un homme du commun sans avoir au préalable à l'anoblir,
comme l'auraient exigé les usages d'Ayuthia. C'était certainement lassant,
songea Phaulkon, d'être obligé de constamment s'en tenir au protocole rigide de
la capitale : là-bas, Sa Majesté devait d'abord faire prévenir en secret tout
homme du commun avec lequel elle souhaitait converser. Celui-ci l'attendait à
un endroit et à une heure fixés pour que Sa Majesté « tombe sur lui » par
hasard.
À Louvo, la chasse était sans pareille, car le nombre
d'éléphants sauvages dans les forêts avoisinantes dépassait de loin celui
d'Avuthia. Aujourd'hui, le petit groupe des invités devait se régaler d'un
exploit de Luang Sorasak, le fils du général Petraja. Comme son père, Sorasak
était réputé pour compter parmi les plus habiles conducteurs d'éléphants du
royaume et être l'un des rares à avoir brillamment monté un éléphant « spécial
» et à être sorti vivant de cette aventure. Ces éléphants « spéciaux », de
sauvages colosses, étaient connus pour devenir fous devant l'indignité d'être
montés : ils chargeaient alors à toute vitesse vers la forêt la plus proche,
bien décidés à décapiter leur cavalier contre la branche d'un arbre.
Dans ses efforts pour comprendre les Siamois, Phaulkon en
avait beaucoup appris sur les éléphants : plus il s'y intéressait, plus le
sujet le fascinait. Il était absolument persuadé qu'il s'agissait de créatures
d'une intelligence supérieure et il avait été émerveillé d'apprendre comment,
au combat, un éléphant bien
dressé pouvait ramasser avec sa trompe son cavalier tombé
à terre et le remettre en selle, ou bien jeter au sol un cavalier et le
piétiner à mort.
Sa Majesté, comme tous ses prédécesseurs royaux, vénérait
les éléphants : elle les utilisait souvent pour juger des criminels, rendant
ainsi hommage à leur perspicacité et à leur intuition. Un éléphant rendait la
justice en piétinant à mort l'accusé, ou en se contentant de le projeter au
loin avec sa trompe s'il estimait que le crime réclamait un châtiment moins
radical. Lorsque deux juges éléphants se renvoyaient ainsi l'accusé, en
l'attrapant avec douceur par leur trompe, le crime n'était pas considéré comme
grave. S'ils ignoraient complètement l'accusé, celui-ci était aussitôt libéré.
Phaulkon avait fait le voyage de Louvo en compagnie de
deux adjoints du Barcalon. Ils lui avaient montré sa place en lui précisant que
le général Petraja, qui l'avait invité par l'intermédiaire du Barcalon,
souhaitait avoir une conversation avec lui après le spectacle. Phaulkon était
au premier rang de l'enceinte des roturiers en compagnie d'une cinquantaine de
courtisans de moindre importance qui se retournaient de temps en temps pour le
dévisager avec curiosité. Tous étaient vêtus, comme lui, de blouses de toile
blanche et de panungs noirs, en l'honneur de Sa Majesté. Quiconque s'était vu
offrir par elle un vêtement était tenu de le porter en cette occasion. Le Grec
avait l'impression d'être le seul farang présent.
L'enceinte royale occupait presque tout l'espace de ce
côté-ci de l'arène : le côté opposé semblait réservé aux paysans et aux fermiers,
vêtus pour la plupart de pagnes, et qui étaient à tour de rôle invités à ce
spectacle impressionnant. Chaque homme, chaque femme se voyait accorder
l'occasion d'assister à une chasse royale une fois dans sa vie.
« Ainsi, nous
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