Le faucon du siam
s'apercevrait de sa présence, on la signalerait, et la
Compagnie à Madras risquait de lui poser par la suite des questions
embarrassantes. Après tout, il était censé être à Mergui et non à Ayuthia, pour
surveiller la vente de sa cargaison de tissus et d'opium avant de regagner sa
base de Madras. La direction lui avait en outre donné pour mission d'observer
attentivement la situation à Mergui, et surtout les installations portuaires.
Madras, il le savait, jouait habilement sur les craintes que les Hollandais
inspiraient aux Siamois : les Anglais préparaient du côté du gouvernement
siamois une ouverture dans le cadre de laquelle on évoquerait certainement la
question des concessions à Mergui.
Après des mois de recherches, il avait fini par réunir un
équipage en qui il avait confiance et un groupe d'officiers qui étaient ses
amis dans la Compagnie. S'ils effectuaient comme prévu le voyage jusqu'en Perse
et retour, tous confirmeraient la même histoire : qu'en quittant Mergui à
destination de Madras, le Comwaïl avait été détourné de sa route par les
vents dans le golfe du Bengale et contraint de chercher un abri dans les îles
Andaman. Cela seul suffirait à éveiller la compassion de n'importe quelle
commission d'enquête de Madras, estimait Samuel. Les cannibales habitant les
Andaman, avec leur prédilection bien connue pour la viande des Blancs, étaient
redoutés de tous les navigateurs du golfe.
Déjà ses deux lieutenants, Jackson et Hâves, emportés par
la dysenterie sur la route de Mergui, avaient à leur insu fourni deux décès
qu'il pourrait attribuer aux sauvages mangeurs d'hommes des Andaman. Le reste
de l'équipage serait censé s'être caché dans une crique en attendant que la
tempête s'apaise avant de prendre la mer à bord de canots de sauvetage,
abandonnant le Comwall qui avait heurté un récif. Dans cette région
primitive, mieux valait affronter la mer dans un canot que de risquer de finir
comme plat de résistance dans la marmite de quelque chef indigène. Après avoir
erré un certain nombre de jours dans deux canots sur une mer miraculeusement
calme et être parvenus presque au bout de leurs maigres provisions, les seize
officiers et hommes d'équipage survivants du Comwall seraient repérés
par une jonque siamoise qui les prendrait à son bord.
Dans la réalité, songea Samuel avec un frisson
d'excitation, si tout se passait conformément aux plans et si Phaulkon était
prêt avec le chargement à Ayuthia, il repartirait immédiatement pour Mergui et
chargerait le plus vite possible le Comwall. Le navire appareillerait
pour la Perse, y vendrait sa nouvelle cargaison et reviendrait le plus vite
possible jusqu'à un lieu de rendez-vous convenu au large de Mergui. Là, en
pleine mer, sans autre navire en vue, lui et ses officiers saborderaient le Comwall et s'embarqueraient sur la jonque à bord de laquelle les attendrait
Phaulkon.
George avait assuré à son frère que, s'il prévoyait son
arrivée à Ayuthia pour la fin de février ou le début de mars 1680, Phaulkon
aurait toute une année pour réunir les marchandises précieuses dont les Maures
étaient réputés avoir le monopole : soies sauvages, thés et porcelaines de
Chine, épices, joyaux et bois aromatiques de l'Asie du Sud-Est. Le type de
cargaison qui leur rapporterait une fortune en Perse. On distribuerait à
l'équipage et aux officiers du Comwall une petite part des profits pour
s'assurer qu'ils seraient loyaux et confirmeraient l'histoire du naufrage dans
les îles Andaman, puis ils rentreraient à Madras. Samuel repartirait alors avec
eux ou bien se mettrait au service du roi de Siam si, comme son frère l'avait
laissé entendre, la réussite de l'expédition en Perse incitait Sa Majesté
siamoise à développer sa flotte et à engager des capitaines anglais
expérimentés pour commander ses vaisseaux. Phaulkon, supposait-il, aurait
préparé cette partie du plan.
Samuel soupira tandis qu'une chouette hululait dans la
nuit tropicale. C'était un moment passionnant. À vingt-huit ans, il était
débordant d'ambition et deux années passées dans le monde de coupe-gorge des
marchands de l'Asie du Sud avaient fort opportunément rendu sa conscience très
accommodante. S'enrichir, pratiquement à n'importe quel prix, était la raison
d'être de la majorité de ses collègues négociants : la règle du jeu consistait
simplement à ne pas se faire prendre. Cette fois-ci, c'était sa grande chance.
Non
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