Le faucon du siam
qu'on m'a dit, on
ligote le crocodile coupable et on lui tranche un bout de la queue. Suit alors
une fin cruelle. » Le man-darin promena son regard sur ses invités et baissa
légèrement le ton. « On insère une longue pointe de bambou aiguisée à l'endroit
où on lui a tranché le bout de la queue et on la pousse jusqu'au cerveau en
attendant que l'animal expire. » Il y eut un silence et Phaulkon sentit un frisson
le traverser.
Ce fut à cet instant du récit qu'Ivatt mordit dans un
piment bien camouflé. Il s'étrangla, suffoqua et son visage devint cramoisi.
Interrompu par ce bruit, le Hollandais diagnostiqua aussitôt la cause du
problème et assena une grande claque dans le dos d'Ivatt. Le petit bonhomme fut
précipité la tête la première dans son curry.
«Ah, ah! il ne veut pas en perdre une bouchée, hein? » Le
Hollandais éclata de rire, quêtant l'approbation autour de lui. Devant le
sourire poli du mandarin, il se tourna vers les deux autres. « Allons, allons, heer Phaulkon, profitez-en pendant que vous le pouvez, la vie est courte. Surtout la
vôtre, ah, ah ! »
Phaulkon avait jeté un coup d'oeil au mandarin pendant
qu'Ivatt s'étranglait : il remarqua que le potentat ne trouvait pas l'incident
drôle et il réprima un brusque accès de gaieté. Les Siamois aimaient rire, mais
ils ne partageaient pas toujours le sens de l'humour des farangs. Ils étaient
plus sensibles aux jeux de mots que permettaient si facilement les variations
d'accent tonique de leur langue. Ils se tenaient les côtes en écoutant un
farang tenter de maîtriser l'exemple classique du « Khai khai khai khai na
khai », qui signifiait : « Quelqu'un a-t-il des œufs à vendre dans cette
ville ? » Le nouveau venu aurait cru qu'on répétait cinq fois le même terme :
mais, pour une oreille siamoise, l'inflexion de chaque mot en modifiait
complètement le sens.
Joop Van Risling finit par se calmer. Une esclave lava le
curry qui maculait le visage d'Ivatt et le Hollandais se tourna vers le
gouverneur en inclinant légèrement la tête, ce qui représentait pour lui le
maximum de courtoisie dont il était capable.
« Très bon, ja. Les cuisiniers de Votre Excellence
sont de première classe. » Il se frotta les mains puis vida un autre verre
d'alcool de riz. « Et maintenant, les danseuses ? »
Le gouverneur inclina la tête et lança un ordre au Palat.
Les sei*viteurs débarrassèrent aussitôt pour apporter un superbe assortiment de
fruits : tamarins, goyaves, pamplemousses et les petites bananes que l'on
appelait dents d'éléphant. '
À la vue du finale si éblouissant de ce festin, Phaulkon
se tourna vers le gouverneur et exprima ses remerciements en claquant des
lèvres et en s'inclinant profondément. Le mandarin accepta le compliment avec
un petit salut et, quelques instants plus tard, les danses débutèrent.
La maîtrise de la danse classique siamoise exigeait un
entraînement dès la petite enfance : on s'en aperçut dès l'instant où les
danseuses entrèrent gracieusement en scène.
D'abord les instruments jouèrent une longue introduction,
chaque musicien exécutant un solo qui soulignait les qualités de son
instrument. Il y avait le khong-bong, sorte de xylophone semi-circulaire
au centre duquel était assis le musicien qui jouait avec deux maillets. La saw-an, genre de cithare dont la valeur se trouvait rehaussée par la
difficulté de se procurer une noix de coco ayant précisément la courbe
nécessaire pour former le corps de l'instrument. Klui, une ravissante
flûte traversière. Et le îakhe, semblable à une guitare, posé sur le sol
et dont une musicienne jouait avec des ongles artificiels en cuivre. Pour une
oreille occidentale, la musique, fondée sur une gamme de cinq notes au lieu de
sept, paraissait à certains moments discordante, parfois vibrante, ou encore
lugubre, mais elle comportait toujours quelque chose d'hypnotique.
Après un crescendo auquel participa tout l'orchestre, les
danseuses surgirent de derrière un rideau. Coiffées de hauts chapeaux pointus
étince-lants de feuilles d'or, avec des fleurs dans les cheveux et vêtues de
somptueux costumes dans les verts, les rouges et les bleus, les filles
oscillaient au rythme envoûtant du petit orchestre. Leurs doigts souples se
pliaient pour venir toucher leurs poignets, elles papillonnaient d'un côté à
l'autre, leurs cous ondulaient comme des cobras devant le charmeur de serpents
et leurs pieds s'élevaient sur la pointe tels des
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