Le faucon du siam
oiseaux prêts à s'envoler. Le
corps tout entier participait à ces mouvements parfaitement coordonnés.
Le rythme bientôt changea et les filles disparurent
derrière le rideau pour être remplacées, quelques instants plus tard, par un
singe guerrier qui bondit sur la scène dans un roulement de tambours et posa
une main en visière sur le front de son masque affreux afin de fouiller du
regard la forêt et découvrir les ennemis de la princesse en détresse. Phaulkon
reconnut des scènes de l'épopée classique hindoue, le Ramayana. Puis la
musique s'adoucit et la princesse fit son entrée. C'était une fille d'une
beauté remarquable, beaucoup plus grande que le reste de la troupe, et qui
forçait aussitôt l'attention. Elle avait de grands yeux innocents, des épaules
larges mais qui restaient féminines en accentuant la finesse de sa taille, et
une peau couleur de miel aussi lisse que la plus belle soie de Chine.
Les ondulations de ses bras faisaient penser à une statue
de divinité hindoue qui se serait animée. Qu'elle dansât le rôle d'une biche
gambadant dans la forêt ou d'une princesse fuyant les avances du méchant roi,
ses mouvements étaient exquis et son rythme sans défaut. Phaulkon, soutenu par
quelques bonnes rasades d'alcool de riz, avait de plus en plus de mal à
maîtriser son admiration. Ce serait grossier, il le savait, de dévisager trop
ostensiblement la fille et il fut presque soulagé quand elle quitta la scène.
L'orchestre continuait maintenant tout seul et, à ses
accents, s'ajoutait désormais un son fort peu classique : celui d'un ronflement
bruyant et régulier. Van Risling dormait profondément, le menton appuyé sur la
poitrine. Phaulkon jeta un coup d'œil au mandarin et leurs regards se
croisèrent un instant. Le Grec secoua la tête d'un air d'excuse et le mandarin
baissa les yeux pour montrer qu'il avait compris. Phaulkon remarqua que le
gouverneur ne buvait pas une goutte d'alcool.
De nouveau, le rythme s'accéléra, soutenu par un tambour
en peau de buffle. Le Hollandais s'éveilla en sursaut tandis que deux jeunes et
souples athlètes portant des masques effrayants, l'un celui d'un singe, l'autre
celui d'un démon, bondissaient soudain sur la scène et commençaient un duel
avec de vraies armes dans un tourbillon frénétique qui exigeait une absolue
précision. C'était la fameuse danse des sabres.
Alors que les danseurs torse nu se démenaient sur
l'estrade, le gouverneur, pour la première fois de la soirée, engagea la
conversation avec son assistant. « Tu sais, Kling, ce farang moyen est bien
bâti. Je crois qu'il ferait un excellent boxeur. C'est dommage que les farangs
ne boxent pas. Ne serait-il pas excitant d'en entraîner un et de l'envoyer en
tournée pour représenter notre province ? Quelle sensation ! » Le gouverneur
gloussa à cette idée.
« Mon Seigneur », répondit le Palat. La simple répétition
du titre indiquait l'affirmative. Il n'existe pas de mot en siamois pour dire «
Oui », pas plus qu'il n'y en a pour dire « Non » puisque l'on considérerait
comme offensant de contredire directement quelqu'un. Lorsque le Palat était
absolument obligé d'exprimer une opinion, des phrases comme « Je ne pense pas
qu'il pourrait en être ainsi » pouvaient être utilisées pour indiquer la
négative.
« Crois-tu que le farang moyen serait rapide sur ses
pieds comme le lézard, ou fort et maladroit comme le buffle? poursuivit le
gouverneur.
— Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Moi, un
simple cheveu, je crois qu'il serait plutôt comme le tigre, tout à la fois
rapide et fort. » Les yeux du mandarin étincelaient. « Mais, Auguste Seigneur,
ne serait-il pas plus grand et plus lourd que ses adversaires? Et un tel combat
serait-il équitable?
— Est-ce que le petit scoipion éléphant ne cause pas
d'intolérables douleurs au puissant pachyderme ? » Le scorpion éléphant était
le plus grand de la famille des scorpions. Sa piqûre faisait pousser aux
éléphants des barrissements de douleur. Le mandarin soupira. « J'imagine que
nous ne le saurons jamais. »
Bien qu'il parût totalement absorbé par le spectacle,
Phaulkon entendit les remarques du gouverneur. Il les nota dans sa mémoire tout
en regardant les merveilleux danseurs quitter la scène pour un changement de
costumes.
Pendant que l'orchestre poursuivait sa musique
discordante, il ferma un moment les yeux en songeant à ce peuple qu'il aimait.
Les Siamois étaient tellement
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