Le faucon du siam
de sauce.
Même les émincés de chauves-souris ne paraissaient pas le rebuter.
L'esclave d'Ivatt lui adressa un sourire timide et
désigna d'un air encourageant le bol de riz et une petite soucoupe contenant
une sauce à base de laitance de poisson dont se dégageait une odeur poissante.
Puis elle souleva jusqu'à ses lèvres une petite coupe en or et lui versa dans
la gorge un alcool de riz qui lui mit aussitôt les entrailles en feu. À peine
l'avait-il vidée qu'elle remplit la coupe en y versant le liquide d'une grande
cruche bleu et blanc.
Ivatt était en train d'écarter ce qu'il pensait être des
œufs de crocodile pour s'assurer qu'on ne lui demandait pas d'en avaler un
quand le gouverneur remarqua son geste.
« Les œufs de crocodile sont très prisés », fit ce
dernier en souriant gracieusement à Ivatt.
Le Hollandais écouta la traduction du malais et grogna :
« J'ignore comment cela se dit en anglais.
— Dites-le en hollandais, lui suggéra Phaulkon, et je
traduirai. »
Le gouverneur reprit : « Les œufs sont très appréciés
parce qu'ils coûtent très cher à ramasser. Plus d'un pêcheur a laissé son bras
entre les mâchoires d'une mère en colère. Les hommes qui reviennent sains et
saufs de ces expéditions ont tous les mêmes techniques pour se procurer les
œufs et s'en tirer vivants : un cheval rapide. Ils se penchent très bas et
surtout en gardant l'équilibre. Mais je vois que vous conservez ce mets délicat
pour la fin, dit-il à Ivatt d'un ton de connaisseur. Monsieur Lidrim,
ajouta-t-il en se tournant vers le Hollandais, vous devriez insister pour que
notre jeune ami goûte les œufs avant que les autres sauces ne lui aient gâté le
palais. »
Le Hollandais se tourna vers Ivatt. « Il faut manger les
œufs de crocodile maintenant. Ordre du gouverneur », fit-il en levant
brièvement le nez d'une grande assiette de curry.
Devant l'insistance du gouverneur, l'esclave d'Ivatt
disposa devant lui ce mets tant recherché et il se retrouva nez à nez avec un
énorme œuf cru. Il le découpa alors en quatre parties égales et les arrosa
d'une sauce marron foncé. Rassemblant son courage, il en avala un morceau.
Comme le gouverneur le regardait, il fit de son mieux pour garder une
expression d'extase : quand la dernière bouchée lui glissa dans la gorge, il se
demanda si les Siamois passaient la moitié de leur temps à ramper sur le ventre
parce qu'ils mangeaient des œufs de crocodile...
« Délicieux », soupira-t-il en se léchant les lèvres et
en buvant une bonne rasade d'alcool de riz pour faire passer cette substance
gélatineuse. Bizarrement, le reste des plats lui parut bien meilleur après
cela.
Phaulkon jeta furtivement un regard amusé à Burnaby;
celui-ci se tourna pour observer le mandarin qui, rayonnant, présidait ce petit
banquet. Ce n'était pas un homme à contrarier, songea Phaulkon. Si l'on
découvrait la vérité sur les activités du Royal Lotus, cet homme aux
manières si affables et toujours soucieux du confort de ses hôtes deviendrait
sans doute l'ennemi le plus implacable.
En pensant à la découverte des canons, Phaulkon eut
l'impression qu'une nuée sombre s'abattait sur lui. Qu'avait donc insinué le
Hollandais en affirmant que les preuves étaient en route ? Quelles preuves ?
C'était évident, se dit Phaulkon, on les retenait prisonniers, malgré toutes
ces manifestations d'hospitalité : sinon, pourquoi le gouverneur n'aurait-il
pas accédé à la demande d'un bateau que lui présentait Burnaby? Un mot du
mandarin aurait suffi à leur faire retrouver le confort d'Avuthia.
Manifestement, ils attendaient quelque chose. Au prix d'un grand effort,
Phaulkon se força à se concentrer sur le déroulement du festin et à faire
chorus à la gaieté ambiante.
« Oui, nous respectons le crocodile, disait le
gouverneur, et nous ne lui faisons aucun mal à moins qu'il ne vienne dans un
village et n'emporte l'un de nos gens. On organise alors une cérémonie
spéciale, présidée par un charmeur de crocodiles. Accompagné d'un certain
nombre d'hommes embarqués sur des bateaux et armés de lances, il part à la
recherche de l'animal. Quand il l'a repéré, il saute agilement sur son dos et
lui écrase les yeux avec ses doigts pendant que ses assistants lui ligotent la
gorge et les pattes avec des cordes et le ramènent au village. Là, on l'attache
à l'un des piliers de la maison du chef en expiation de ses crimes.
« Dans d'autres parties du pays, à ce
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