Le faucon du siam
maintenant devenait plus
sauvage et la route plus étroite. Des broussailles avaient remplacé les
rizières et l'on apercevait au loin des montagnes. Le crépuscule approchait.
Ils ne tardèrent pas à faire halte pour dresser le camp dans une clairière
auprès des premières pentes boisées. Demain ils allaient pénétrer dans
l'épaisseur de la jungle et le véritable voyage commencerait.
On alluma des feux, le plus grand au milieu du camp et
trois autres sur le périmètre, pour éloigner les bêtes sauvages. C'était la
région du tigre et du rhinocéros, comme lui expliqua poliment le naï en
esquis-sant dans la poussière avec son bâton un croquis sommaire des animaux.
Il ne fallait pas quitter les parages du camp. L'homme sourit courtoisement aux
farangs et leur remit des matelas bourrés de kapok ainsi que des filets de
mousseline pour les protéger des moustiques. D'un instant à l'autre maintenant,
Phaulkon le savait, les insectes allaient jaillir de nulle part par nuées
entières pour se gaver de ce festin imprévu. Pour une raison qu'il ignorait,
les farangs semblaient à ces suceurs de sang un mets plus délicat que les
indigènes.
Les cuisiniers s'affairaient à préparer le repas du soir.
Les esclaves éventaient et aspergeaient d'eau l'éléphant sacré quand on
entendit un cri au loin : un groupe de cavaliers, leurs montures ruisselant de
sueur, apparut soudain. Ils étaient une demi-douzaine et avaient trois chevaux
supplémentaires qu'ils menaient à la longe. Les cavaliers étaient puissamment
armés d epées et de harpons semblables à des fourches dont on trempait la
pointe dans du poison ; l'un d'eux portait même un mousquet.
Étrange spectacle que de voir des chevaux dans un tel
endroit, se dit Phaulkon. Même s'ils étaient nombreux au Siam, la nature du
climat et le terrain faisaient des éléphants le moyen de transport terrestre le
plus adapté au pays. Eux seuls avaient la force et la masse nécessaires pour
affronter les jungles touffues qui couvraient une bonne moitié de la surface du
Siam. Le roi lui-même, disait-on, ne possédait pas plus de deux mille chevaux :
des persans, offerts pour la plupart par le shah de ce pays. Mais la chaleur
souvent torride et le manque d'herbe minaient leur énergie et ils n'étaient bon
que sur de courtes distances, en terrain relativement plat. Phaulkon se
demandait où se dirigeait ce petit groupe.
Les cavaliers mirent pied à terre et saluèrent le
capitaine qui commandait l'expédition. Ils jetèrent un bref regard aux farangs
avant de se prosterner devant l'éléphant blanc. Ils étaient maintenant à une
certaine distance et Phaulkon n'arrivait pas à entendre la conversation : mais
ils semblaient avoir l'intention de rester là car ils attachèrent leurs chevaux
et vinrent rejoindre le naï autour du grand feu.
Les Européens étaient fatigués et courbatus après les
heures passées à dos d'éléphant, pratique dont ils n'avaient pas l'habitude :
les blessures de Phaulkon et le pied de Burnaby étaient loin d'être guéris. Il
n'était sans doute pas plus de sept heures du soir quand ils eurent terminé
leur repas de riz, de légumes et de poisson salé arrosé de thé, mais ils
étaient néanmoins prêts à dormir. L'incessant bourdonnement des moustiques les
garda encore un moment éveillés, puis même ce bruit ne parvint plus à les
empêcher de sombrer dans le sommeil.
Phaulkon passa une nuit agitée et ouvrit les yeux avant
l'aube. Il avait un mauvais pressentiment. Il repensait aux cavaliers. Pourquoi
n'étaient-ils pas venus le saluer? se demanda-t-il. Ne savaient-ils donc pas
qu'on lui avait décerné la plus haute décoration de la province, l'ordre de
l'Éléphant blanc de troisième classe? Peut-être n'osaient-ils pas l'aborder,
sachant que toute communication avec lui était impossible.
Il regarda autour de lui. Toute la troupe dormait encore,
à l'exception des hommes de garde qui entretenaient les feux. Le bruissement de
milliers de cigales rivalisait avec les craquements du feu de bois.
A plusieurs reprises cette nuit-là il s'était réveillé et
avait vu les cavaliers bavarder avec le naï jusqu'à une heure avancée de la
nuit. Il s'était efforcé de suivre leur conversation, mais les rumeurs de la
jungle et du feu l'en avaient empêché. S'il s'approchait d'eux maintenant, ils
se tairaient tout simplement, il en était certain. Il se reprocha de se montrer
aussi méfiant : pourquoi l'arrivée de ces hommes
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