Le faucon du siam
sur le visage de Phaulkon la décida à agir. Elle prit la lettre
dans son sac de coton et s'empressa de la lui tendre.
Il rampa rapidement jusqu'au gouverneur, sans rien
montrer de la douleur qui lui déchirait le coude.
« Avec votre permission, Excellence. » Il étala les deux
lettres sur le sol devant le gouverneur. Même si la signature de la prétendue
lettre en provenance d'Ayuthia annonçait « Aarnout Faa » alors que celle de la
lettre adressée à Sunida portait « Joop Van Risling », elles étaient à n'en pas
douter de la même main. L'encre et la plume étaient identiques, tout comme les
caractères à l'écriture enfantine. Même pour le gouverneur qui ne pouvait lire
le hollandais, il était évident que la lettre ne provenait pas d'Aarnout Faa,
le directeur de la Compagnie hollandaise à Ayuthia.
Le gouverneur hocha la tête d'un air approbateur : il
semblait presque soulagé de cette découverte.
« Très convaincant, monsieur Forcone. Il semblerait que
le farang hollandais nous ait abusé. Ce genre de fausse accusation ne restera
pas impuni. Ah, mais voici Kling. » Il se tourna vers le Palat qui venait de se
prosterner devant lui.
« Eh bien, Kling, t'es-tu occupé du prisonnier?
— Puissant Seigneur, en effet.
— Et où est-il maintenant?
— Puissant Seigneur, il a regagné sa chambre. Je lui
ai mis une noix de coco fraîche dans la bouche pour arrêter le saignement.
— Bien, ce sera tout. » Il se tourna vers
l'interprète. « Tu peux dire à ton maître qu'il aura de mes nouvelles.
Reposez-vous bien, monsieur Forcone. »
Phaulkon était si inquiet du sort d'Ivatt qu'il ne
remarqua même pas l'air déçu de Sunida. Oh, Thomas, Thomas, que t'ai-je fait ?
Comment ai-je pu être la cause de tes souffrances ? Jamais je ne me le par-
donnerai. Furieux et accablé, Phaulkon accepta le bras de
Sunida et s'en alla en clopinant aussi vite que ses blessures le lui
permettaient. Il fallait trouver rapidement Ivatt. Oh, mon Dieu ! Quand Sunida
essaya de lui faire ralentir le pas, il se tourna vers elle d'un air furieux et
elle baissa les yeux pour cacher une larme silencieuse.
Le rire des enfants se faisait plus bruyant quand, hors
d'haleine et moulu de courbatures, Phaulkon approcha de la cour qui entourait
la maison d'Ivatt. Il s'arrêta, bouche bée, devant le spectacle qui s'offrait à
lui.
Ivatt faisait le poirier, entouré par des enfants ravis
qui essayaient à tour de rôle de se tenir en équilibre alors qu'ils reposaient
allongés sur la plante de ses pieds dressés vers le ciel. En voyant Phaulkon,
ils sautèrent à terre et s'écartèrent. Ivatt se remit debout en faisant un saut
périlleux.
Phaulkon le regardait avec de grands yeux.
« Impressionné par la qualité du numéro, hein, Constant ?
Richard et moi sommes passés vous voir il y a un moment, mais vous étiez sorti.
Vous ne deviez pas vous reposer?
— Mais, Thomas, votre langue...?
— Qu'est-ce qu'elle a, ma langue ? Vous croyez que
je devrais la peindre en bleu pour le spectacle ? »
Maudit soit ce rusé mandarin au triple visage, jura
Phaulkon. Il enfouit sa tête contre l'épaule de Sunida et s'effondra.
11
Le cortège s'ébranla au lever du jour. Au total seize
éléphants et cinquante hommes, avec généralement trois hommes par animal, sans
compter les bêtes de somme. Un homme était assis à califourchon sur le cou de
l'éléphant et le guidait avec un crochet de fer
acéré; un autre, assis sur sa croupe et un troisième,
installé au milieu. On avait installé des hoddhas pour les farangs et pour le naï
qui dirigeait l'expédition. Les autres montaient à cru. Le hoddha de Phaulkon
était un large fauteuil de bois orné de sculptures et attaché par une sangle
qui passait sous le ventre de l'éléphant. Un toit de bois le protégeait du
soleil et, de là-haut, il avait une excellente vue sur la campagne. Le Grec
n'avait jamais fait de longs trajets à dos d'éléphant auparavant et le rythme
un peu saccadé lui parut tout d'abord déplaisant. Puis il s'habitua
progressivement à ce roulis qui n'était pas sans rappeler celui d'une petite
embarcation sur une mer un peu houleuse.
Les trois farangs montaient chacun un animal séparé, avec
un mahout juché entre les énormes oreilles pour les conduire. Ils avançaient en
file indienne : cela ne permettait guère la conversation, mais la nouveauté du
transport et le spectacle suffisaient à les occuper.
Le voyage commença à travers la
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