Le faucon du siam
inquiétude.
Plusieurs hommes les dévisageaient d'un air furieux en
leur faisant signe de se taire. Le chef des cavaliers psalmodiait une prière :
quelques instants plus tard, on jeta dans les flammes le corps de son
compagnon. Le camp tout entier regarda le cadavre se consumer dans le feu. Puis
le chef remonta en selle et fit signe aux farangs de le suivre.
Le camp était maintenant réveillé : les hommes observaient
la scène dans une étrange indifférence. Il n'était guère utile de demander de
l'aide de ce côté-là, songea Phaulkon. Une fois de plus, il lança au naï un
coup d'œil interrogateur, mais le capitaine évita de nouveau son regard.
Manifestement tout cela avait été préparé, ou du moins
avait fait l'objet d'un accord. Pourquoi donc?
« Où nous emmène-t-il ? interrogea Burnaby. Nous devons
exiger une explication.
— Dans quelle langue? dit Phaulkon.
— Vous ne croyez pas qu'il serait temps que vous
vous mettiez à parler siamois? demanda Burnaby d'un ton amer. À quoi bon avoir
appris cette foutue langue si vous ne devez jamais l'utiliser? Je n'arrive pas
à comprendre pourquoi vous ne l'avez pas voulu : ç'aurait pu nous épargner pas
mal d'ennuis.
— Constant s'en est assez bien tiré jusqu'à
maintenant, intervint Ivatt. Tâchons d'abord de savoir où nous allons. »
Le chef détacha les chevaux qui se mirent à hennir. On
approcha les trois bêtes de rechange des farangs auxquels on donna l'ordre de
se mettre en selle. Les cavaliers armés n'étaient pas discourtois mais ils ne
semblaient pas disposés à ce qu'on les fasse attendre.
« Pour l'instant, dit Phaulkon aux autres, contentez-vous
de suivre les ordres. La moitié du camp est armée. » C'était vrai. Un homme sur
deux portait une arme pour se protéger des bêtes sauvages. Ivatt et lui
aidèrent Burnaby à grimper sur sa monture, en évitant la moindre pression sur
son pied blessé. Les jambes de l'Anglais pendaient de chaque côté presque
jusqu'au sol.
Dans une odeur de chair carbonisée, ils quittèrent le
camp en prenant la direction d'où ils étaient venus. Des traînées orange
commencèrent à strier l'horizon et, à travers les arbres, on apercevait peu à
peu le ciel éclairé par l'aube naissante. Le chef chevauchait en tête avec un
de ses compagnons tandis que les trois autres fermaient la marche, les farangs
entre eux.
À mesure que le jour se levait, on hâta le pas et bientôt
ils se retrouvèrent à galoper dans la forêt, avançant deux fois plus vite que
la veille. À cette heure matinale, l'air était pur et frais et, dans de tout
autres circonstances, ç'aurait été une charmante promenade. Phaulkon évalua les
possibilités de s'échapper : mais le chef avait passé le mousquet à l'un des
cavaliers de l'arrière-garde et le Grec n'avait pas envie de recevoir presque à
bout portant une balle dans le dos. D'ailleurs, Burnaby était blessé et
lui-même n'était pas au mieux de sa forme pour se battre ou pour courir.
Ils débouchèrent de la forêt : un vaste ciel orangé se déployait
majestueusement devant eux et ils mirent leurs montures au pas pour les faire
souffler un peu. Pour la première fois depuis le départ du camp, Phaulkon prit
la parole.
« Nous suivons la même route qu'hier. Il semble que nous
retournions à Ligor. Je ne vois guère l'intérêt de nous y précipiter. Même si
nous pouvions nous échapper dans l'état où nous sommes, nous ne tarderions pas
à nous perdre. Je ne pense pas qu'ils comptent se débarrasser de nous, sinon
ils nous auraient abandonnés aux bêtes sauvages.
— Je parie que le maudit Hollandais est derrière
tout ça, marmonna Burnaby. Barbe-de-carotte a dit que nous aurions de ses
nouvelles. » En apprenant leur départ, le Hollandais déçu avait envoyé un
billet dans ce sens. Il n'était pas venu leur dire adieu.
« Croyez-vous que le gouverneur soit de mèche ? demanda
Ivatt. Finalement, il avait l'air d'un homme très convenable.
— Qui voulez-vous que ce soit d'autre? répliqua
Phaulkon. Ces gens ne nous ramèneraient pas à Ligor sans instructions. J'ai
bien peur que nous n'ayons quelques ennuis.
— Notre meilleure chance serait de tomber sur un autre
éléphant blanc », observa Ivatt. Malgré leur pénible situation, ils éclatèrent
tous de rire. Les cavaliers se retournèrent pour les regarder d'un air méfiant.
Vers midi, ils firent halte à l'ombre d'un grand banvan
et mirent pied à terre. Les cavaliers allumèrent un
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