Le Feu (Journal d'une Escouade)
assez grave, assez important, assez vrai.
– Venez, articule avec effort Joseph, accaparé tout entier par sa brutale souffrance physique. J'ai pas assez de force pour m'arrêter tout le temps.
Nous quittons le pauvre Cocon, l'ex-homme-chiffre, avec un dernier regard écourté, presque distrait.
– On peut pas s'figurer… dit Volpatte.
… Non, on ne peut pas se figurer. Toutes ces disparitions à la fois excèdent l'esprit. Il n'y a plus assez de survivants. Mais on a une vague notion de la grandeur de ces morts. Ils ont tout donné ; ils ont donné, petit à petit, toute leur force, puis, finalement, ils se sont donnés, en bloc. Ils ont dépassé la vie ; leur effort a quelque chose de surhumain et de parfait.
– Tiens, il vient d'être attigé, celui-là, et pourtant…
Une blessure fraîche mouille le cou d'un corps presque squelettique.
– C'est un rat, dit Volpatte. Les macchabées sont anciens, mais les rats les entretiennent… Tu vois des rats crevés – empoisonnés p't'êt' bien – près ou d'ssous chaque corps. Tiens, c'pauv' vieux va nous montrer les siens.
Il soulève du pied la dépouille aplatie et on trouve, en effet, deux rats morts enfoncés là.
– J'voudrais r'trouver Farfadet, dit Volpatte. J'y ai dit d'attendre au moment où on courait et qu'i' m'a agrafé. L'pauv' gars, pourvu qu'il ait attendu !
Alors il va et vient, poussé vers les morts par une étrange curiosité. Indifférents, ils se le renvoient l'un à l'autre, et à chaque pas il regarde par terre. Tout à coup il pousse un cri de détresse. Il nous appelle de la main et s'agenouille devant un mort.
– Bertrand !
Une émotion aiguë, tenace, nous empoigne. Ah ! il a été tué, lui aussi, comme les autres, celui qui nous dominait le plus par son énergie et sa lucidité ! Il s'est fait tuer, il s'est fait enfin tuer, à force de faire toujours son devoir. Il a enfin trouvé la mort là où elle était !
Nous le regardons, puis nous nous détournons de cette vision et nous nous considérons entre nous.
– Ah !…
C'est que le choc de sa disparition s'aggrave du spectacle qu'offre sa dépouille. Il est abominable à voir. La mort a donné l'air et le geste d'un grotesque à cet homme qui fut si beau et si calme. Les cheveux éparpillés sur les yeux, la moustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit, il a un œil grand ouvert, l'autre fermé, et tire la langue. Les bras sont étendus en croix, les mains ouvertes, les doigts écartés. Sa jambe droite se tend d'un côté ; la gauche, qui est cassée par un éclat et d'où est sortie l'hémorragie qui l'a fait mourir, est tournée toute en cercle, disloquée, molle, sans charpente. Une lugubre ironie a donné aux derniers sursauts de cette agonie l'allure d'une gesticulation de paillasse.
On le dispose, on le couche droit, on calme ce masque effrayant. Volpatte a retiré un portefeuille de la poche de Bertrand et, pour le porter jusqu'au bureau, il le place religieusement dans ses propres papiers, à côté du portrait de sa femme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tête :
– Celui-là, c'était vraiment un bonhomme, mon vieux. Quand i' disait quéqu' chose, ç'ui-là, c'était la preuve que c'était vrai. Ah ! on avait pourtant bien besoin d'lui !
– Oui, dis-je, on aurait eu besoin de lui, toujours.
– Ah ! là là !… murmure Volpatte, et il tremble.
Joseph répète tout bas :
– Ah ! nom de Dieu ! Ah ! nom de Dieu !
La plaine est couverte de monde comme une place publique. Des corvées en détachements, des isolés. Les brancardiers commencent patiemment et petitement, ici, là, leur immense besogne démesurée.
Volpatte nous quitte pour retourner à la tranchée annoncer nos nouveaux deuils et surtout la grande absence de Bertrand. Il dit à Joseph :
– On s'perdra pas d'vue, pas ? Écris de temps en temps un simple mot : « Tout va bien, signé : Camembert », pas ?
Il disparaît parmi tous ces gens qui se croisent dans l'étendue dont une morne pluie infinie s'est entièrement emparée.
Joseph s'appuie sur moi. Nous descendons dans le ravin.
Le talus par lequel nous descendons s'appelle les Alvéoles des Zouaves… Les zouaves de l'attaque de mai avaient commencé à s'y creuser des abris individuels autour desquels ils ont été exterminés. On en voit qui, abattus au bord d'un trou ébauché, tiennent encore leur pelle-bêche dans leurs mains décharnées ou la regardent avec
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