Le Feu (Journal d'une Escouade)
déploie innocemment.
… Une théorie de porteurs de pelles s'avance le long du boyau démantelé. Ils ont l'ordre de faire tomber la terre dans les restes des tranchées, de boucher tout, pour enterrer les corps sur place. Ainsi, ces travailleurs casqués vont accomplir, en cet endroit, œuvre de justiciers, en restituant leurs pleines formes à ces campagnes, en nivelant ces trous déjà à demi comblés par des chargements d'envahisseurs.
De l'autre côté du boyau, on m'appelle : un homme assis par terre, appuyé à un piquet. C'est le père Ramure. Par sa capote et sa veste déboutonnées, on voit des bandages qui lui entourent la poitrine.
– Les infirmiers sont venus me panser, me dit-il d'une voix creuse et légère, pleine de souffles, mais on ne pourra pas m'emporter d'ici avant ce soir. Mais, j'l'sais bien, j'vas passer d'un moment à l'autre.
Il hoche la tête :
– Reste un peu, me demande-t-il.
Il s'attendrit. Des larmes coulent de ses yeux. Il me tend la main et retient la mienne. Il voudrait me parler longuement et presque se confesser :
– J'ai été honnête homme avant la guerre, fait-il, tout en bavant ses larmes. J'travaillais du matin au soir pour nourrir la smala. Et puis, j'suis v'nu par ici pour tuer des Boches. Et maintenant, j'ai été tué… Écoute, écoute, écoute, ne t'en va pas, écoute-moi…
– Il faut que j'emmène Joseph qui n'en peut plus. Après, je reviendrai.
Ramure leva ses yeux ruisselants sur le blessé.
– Non seulement vivant, mais blessé ! Débarrassé de la mort ! Ah ! il y a des femmes et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le, et reviens… j'espère que je t'attendrai…
Maintenant, il faut gravir l'autre versant du ravin. Nous nous engageons dans la dépression difforme et malmenée du vieux boyau 97.
Tout à coup des sifflements forcenés déchirent l'atmosphère. Une rafale de shrapnells, là-haut, sur nous… Au sein de nuages d'ocre des aérolithes fulgurent et se dispersent en nuées épouvantables. Des charges roulantes se ruent dans le ciel, pour aller déflagrer et se broyer sur la pente, fouiller la colline et y déterrer les vieux ossements du monde. Et les flamboiements tonitruants se multiplient sur une ligne régulière.
C'est un tir de barrage qui recommence.
On crie comme des enfants :
– Assez ! assez !
Dans cet acharnement des machines de mort, de ce cataclysme mécanique qui nous poursuit à travers l'espace, il y a quelque chose qui excède les forces et la volonté, quelque chose de surnaturel. Joseph, sa main dans la mienne, debout, regarde, par-dessus son épaule, l'averse d'éclatements qui crève. Il plie le cou, comme une bête traquée, affolée.
– Eh quoi, encore ! Toujours, alors ! gronde-t-il. Tout ce qu'on a fait, tout ce qu'on a vu… Et voilà que ça recommence ! Ah ! non, non !
Il tombe sur les genoux, halète, jette un vain regard chargé de haine devant lui et derrière lui. Il répète :
– Ça n'est donc jamais fini, jamais !
Je le prends par le bras, je le relève.
– Viens, ça va être fini pour toi.
Il faut patienter là, avant de monter. Je songe à aller retrouver Ramure agonisant qui m'attend. Mais Joseph se cramponne à moi, et puis je vois une agitation d'hommes autour de l'endroit où j'ai laissé le mourant. Je crois deviner : ce n'est plus la peine d'y aller.
La terre du ravin où nous sommes tous les deux groupés étroitement à nous tenir, sous la tempête, frémit, et on sent, à chaque coup, le sourd simoun des obus. Mais, dans le creux où nous sommes, nous n'avons guère de risque d'être atteints. Dès la première accalmie, des hommes, qui attendaient comme nous, se détachent et se mettent à monter : des brancardiers qui multiplient des efforts inouïs pour grimper en portant un corps et font penser à des fourmis obstinées repoussées par des successions de grains de sable ; et d'autres, accouplés et isolés : des blessés ou des hommes de liaison.
– Allons-y, dit Joseph, les épaules fléchissantes, en mesurant de l'œil la côte, la dernière étape de son calvaire.
Des arbres sont là : une file de troncs de saules écorchés, quelques-uns larges comme des faces, d'autres creusés, béants, semblables à des cercueils debout. Le décor au milieu duquel nous nous débattons est déchiré et bouleversé, avec des collines, des gouffres et des ballonnements sombres, comme si tous les nuages de la tempête avaient roulé
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