Le Fils de Pardaillan
la suite d’il ne savait quels inconscients détours, était revenu échouer contre cette borne. Simple hasard, évidemment.
Le moine resta une minute solidement assis sur son vaste derrière, les jambes écartées. Bien calé de dos et de flanc par le mur et par la borne, il se sentait à l’aise et bien d’aplomb. Il mâchonnait avec la grimace d’un arrière-goût d’amertume dans la bouche, il faisait claquer la langue à petits coups secs et la passait sur ses lèvres : la mimique expressive des lendemains de libations trop copieuses. De son index, il tortillait le bout de son nez et ses petits yeux plissés, perdus dans leur bourrelet de graisse, avaient cette expression vague du ruminant à l’attache : il réfléchissait. Et ce devait être grave. En effet, de cette voix profonde qui était la sienne, il dit, tout haut, comme pour mieux se pénétrer d’une fâcheuse nécessité :
– Il faut se lever !
Opération délicate, difficile, s’il en fut. Il la tenta bravement.
Il saisit la borne à pleins bras et s’arc-bouta. Quelques savantes contorsions et sa position se trouva changée : il était maintenant sur le ventre. Il souffla un peu… Encore un effort et il fut à genoux, tenant toujours sa borne étroitement enlacée. Alors il se mit à rire : il n’avait pas à se plaindre, ça marchait ! Un autre effort et il fut debout. Vite, de crainte d’accident, il appuya le dos contre le mur de la maison, les jambes calées par la borne qu’il lâcha. Il eut un rire large, caverneux, et trombona victorieusement :
– Ca y est !…
Il se reposa un instant sur ses lauriers. Il redevint grave et traduisit sa nouvelle préoccupation, toujours à pleine voix :
– Il faut partir !… Attention !… Une !… deux !…
Et il partit… Il y eut quelques oscillations inquiétantes, un peu de roulis, quelques mouvements de tangage un peu brusques, qui faillirent lui être funestes, mais au bout du compte, il s’en tira sans accident. Maintenant, il roulait à sa manière accoutumée.
Rue Saint-Honoré, il s’arrêta, hésitant s’il tournerait à droite ou à gauche. Il se décida pour la droite et repartit en marmonnant des paroles confuses.
Il arriva au couvent des capucins. Il était environ cinq heures du matin, c’est-à-dire qu’il faisait grand jour, que quelques boutiques commençaient à s’ouvrir, des passants se montraient et des marchands ambulants faisaient entendre leurs cris divers.
Lorsqu’il était ivre, ce qui lui arrivait fréquemment, Parfait Goulard n’avait de considération pour rien, ni pour personne. Le scandale qu’il causait le laissait indifférent. C’était cette manière de faire, unique dans le monde religieux, qui lui avait valu sa popularité. Il aurait cherché à l’exagérer plutôt qu’à l’atténuer. Couvert, sans doute, par de puissantes et mystérieuses protections, il se savait assuré de l’impunité. Il en usait et en abusait.
Fidèle à ses principes, il se mit à heurter à tour de bras le marteau de la porte, à faire un vacarme épouvantable, à peu près comme il faisait à la porte d’une auberge qui refusait de s’ouvrir. Et en même temps, il criait à tue-tête :
– Ouvrez au pauvre frère Parfait Goulard qui étrangle de soif, qui tombe d’inanition.
Et immédiatement après, il se mit à beugler de sa voix tonitruante un cantique qu’il avait composé spécialement pour ces circonstances :
–
Dixit dominus domino meo, portant aperi Perfecto Gulardo.
Et le frère portier, qui ne connaissait que trop le cantique en question, pour abréger le scandale, courait, volait, ouvrait la porte, poussait précipitamment le braillard dans la cour intérieure. Là, à l’abri des hautes murailles, il pourrait beugler tout à son aise, on ne l’entendrait plus du dehors, et ce serait un amusement pour les moines qui, depuis longtemps, ne songeaient plus à s’indigner de ces manières.
Oui mais dans la cour précisément, Parfait Goulard se tut. Il se planta devant les cinq ou six moines que ses mugissements avaient attirés et il se mit à rire d’un rire large, béat, son énorme bedaine toute secouée, très content de lui.
Gagnés par la contagion, les capucins se mirent à rire aussi, sans savoir pourquoi. Et de tous côtés, par les couloirs, sous les voûtes, d’autres capucins accouraient, répétant entre eux, avec des mines hilares : c’est frère Goulard !… Parfait Goulard !… Et un
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