Le Fils de Pardaillan
je vous entends et vous répondrai tout à l’heure. Et avec plus de force il répéta : la France est à moi. J’étends la main sur l’Empire : bientôt il sera à moi… de même l’Angleterre. Je passe les océans. L’Afrique, les Amériques, les Indes sont sillonnées par mes soldats. Elles seront à moi. L’univers entier sera à moi ! moi, général de l’armée de Jésus !…
Il avait étendu les bras dans un geste large, d’emprise forte et puissante, comme s’il eût voulu saisir réellement et presser sur sa maigre poitrine cet univers qu’il proclamait sien. Et ce grand vieillard, d’apparence douce et inoffensive, apparut alors grandi, terrible, formidable.
Il reprit, et sa voix se fit alors dure, tranchante comme une hache :
– Je réponds à votre geste. La France ne m’appartient pas encore, avez-vous voulu dire ? Le roi Henri, vainqueur de la Ligue, conquérant et pacificateur, m’a chassé de ce pays : il l’a cru, tout le monde l’a cru ! Erreur profonde, mon fils ! On a chassé du royaume de France cent, deux cents religieux, officiellement reconnus comme appartenant à notre société. Et l’on a dit, on a crié bien haut : « Nous voilà débarrassés d’eux ! » Il eut un petit rire sinistre.
– Mais on a laissé les milliers d’affiliés inconnus de tous, insoupçonnés. Et ceux-là ont travaillé dans l’ombre. Oui, vous êtes étonné – il eut un haussement d’épaules. Des affiliés, j’en ai dans ce couvent, que vous ne soupçonnez pas, j’en ai dans tous les couvents de France, j’en ai dans la rue, dans le palais et dans la chaumière, j’en ai au Louvre même, qu’on ne connaîtra jamais, à moins que je n’en décide autrement. Vous-même, si vous venez à nous, vous resterez pour tous un capucin. Je puis donc dire que je n’ai jamais quitté ce pays. J’y suis revenu officiellement et j’ai fait renverser les monuments qui stigmatisaient notre ordre. Le roi résiste cependant, et bien qu’il ait peur. Le roi me gêne ! Je l’ai condamné : il sera exécuté ! Ses jours sont comptés. Il est mort !
Il y eut un silence pesant, tragique.
– Son successeur sera à moi… parce qu’on pétrira son esprit en conséquence. C’est pourquoi je peux dire d’ores et déjà : la France m’appartient. Etes-vous convaincu ?
Il fit une pause comme s’il eût voulu donner le temps à ses paroles de pénétrer dans l’esprit de son interlocuteur, et il continua :
– Vous qui rêvez de la jouissance que donne la pompe du pouvoir, songez à la jouissance prodigieuse, ineffablement douce et violente de celui qui peut dire, comme je dis : « Grands conquérants, grands ministres, grands monarques, devant qui des millions d’êtres humains se courbent et dont les noms retentiront glorieusement dans l’Histoire jusqu’à la fin des siècles, c’est moi, vieillard anonyme, dont nul ne connaîtra le nom dans cinquante ans, c’est moi qui les anime, les guide, les dirige à mon gré !… » Ces puissants et illustres personnages sont des pantins dont je tire les ficelles dans la solitude de mon modeste et lointain cabinet, et une simple pression de mon doigt suffit à les agiter dans le sens qui me convient… Et il en est ainsi parce que je suis le successeur de Loyola.
Il se tint un instant immobile, les mains croisées dans les larges manches du froc. Ses deux auditeurs, courbés, haletaient. Lui, il était très calme, froid, avec cette immuable expression de douceur répandue sur son visage.
– Dites-moi un peu ce que vaut la jouissance que vous rêvez comparée à celle dont je vous parle ?… Voilà cependant ce que je vous offre. Voilà ce que vous pouvez être si vous venez à nous… Ne me répondez pas. Taisez-vous. Ecoutez, regardez, observez, réfléchissez… Et quand je quitterai ce pays, si vous n’êtes pas des nôtres, si vous n’êtes pas mon successeur désigné, c’est que je me serai trompé sur votre compte, c’est que vous ne serez pas l’homme que j’ai cru.
Il revint s’asseoir dans le fauteuil, et s’adressant à Parfait Goulard :
– Parlez, mon fils. Où en sommes-nous avec ce Ravaillac ?
– Je le travaille sans trêve, monseigneur. Sans un hasard malencontreux, l’événement serait accompli à cette heure.
L’œil d’Acquaviva eut une lueur rapide.
– Comment cela ? fit-il d’une voix calme.
– Lorsque Ravaillac, dont j’avais exaspéré la jalousie, est arrivé
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