Le Gerfaut
l’emporterai…
Gilles avait tout oublié de sa fatigue, de ses blessures, de la faim qui l’avait tenaillé durant toute la fin de ce jour. La mince silhouette blanche que la lune habillait d’argent, le doux visage aux yeux clos qui reposait à ses pieds, la pensée des heures vécues en commun qui les attendaient, tout cela agissait sur lui comme un baume et comme un merveilleux tonique. Il se sentait la force de dix hommes et le cœur assez vaillant pour lutter seul contre une armée, à la manière des guerriers vénètes, ses ancêtres pour qui le combat à un contre un était presque un déshonneur.
En quelques secondes, il eut débarrassé sa victime de ses culottes en peau de daim, de ses mocassins et de sa ceinture où demeuraient encore un long couteau et un lourd tomahawk. Il revêtit le tout puis, se penchant vers la terre, courba le dos.
— Mets-la sur mes épaules, dit-il simplement. Et marchons ! Il faut qu’au lever du jour nous ayons fait déjà du chemin…
La jeune femme était lourde, mais le cœur de Gilles était léger et plein de joie tandis qu’il commençait à gravir la longue pente qui menait de l’autre côté de la montagne.
CHAPITRE X
LA MAISON DU MENNONITE
L’orage se déchaînait avec une violence inattendue. Les rafales de pluie frappaient presque horizontalement, flagellant les quatre fugitifs déjà fatigués par quarante-huit heures de marche à peu près ininterrompue. Car, désireux de mettre le plus de chemin possible entre eux et leurs éventuels poursuivants autant que de rejoindre au plus vite les rives de l’Hudson, Tim et Gilles avaient mené leurs compagnes tambour battant, ne leur accordant qu’une heure ou deux de repos de temps en temps et sans d’ailleurs qu’aucune d’entre elles émît la moindre protestation.
Gunilla marchait le dos courbé, les yeux à terre, comme si elle ne pouvait plus quitter cette attitude qui était celle d’une bête de somme plus que d’un être humain et qui rappelait, de façon poignante, l’harassant esclavage auquel la jeune fille (elle leur avait dit être âgée de seize ans) avait été soumise depuis quatre longues années, depuis que la petite ferme de ses parents, sur les bords de la rivière Alleghany avait été brûlée et ravagée par les Sénécas. Elle appartenait à l’une de ces familles suédoises qui avaient jadis fondé Fort-Christina 1 , sur les bords de la rivière Delaware et qui pour échapper à la domination des Quakers de William Penn qui les laissaient sans défense à la merci des pirates de l’Océan, avaient choisi de s’enfoncer dans les terres pour y vivre dans la solitude mais, au moins, dans la paix, quand la domination des Quartiers s’était faite trop pesante.
Lorsque Tim lui avait demandé si elle souhaitait retourner chez elle, Gunilla l’avait regardé avec une espèce d’horreur.
— Il n’y a plus rien, que des cendres… je ne veux pas revoir ça. Mais il paraît que j’ai une tante à New York. Je pourrais peut-être aller chez elle…
On n’était plus revenu sur le sujet et la jeune fille s’était comportée, dès lors, comme si sa présence aux côtés des deux garçons n’avait plus à être remise en question. Elle était courageuse, dure au mal et jamais la moindre plainte ne s’échappait de ses lèvres. Pour Gilles, en tout cas, elle s’était muée en une sorte d’ombre familière, pas absolument indispensable mais qu’il était agréable de sentir auprès de soi.
Tout autre était l’attitude de Sitapanoki. Lorsque s’étaient dissipées les fumées de la drogue mélangée par Hiakin à sa nourriture, la belle Indienne, trompée par les apparences, s’était laissée aller à une violente colère. Elle avait amèrement reproché un enlèvement prémédité qu’elle considérait comme un véritable déshonneur et comme la pire des menaces.
— Sagoyewatha est grand et puissant, s’écria-t-elle. Il n’admettra jamais un tel affront et il n’aura de cesse qu’il ne m’ait retrouvée. Alors, rien ni personne, et surtout pas toi, jeune fou, qu’il fera périr dans les supplices, ne pourra me sauver du châtiment des épouses infidèles. On me fendra les narines, on me tailladera le visage et je ne serai plus, pour tous les hommes, qu’un objet de rebut voué aux plus durs travaux.
À cette idée, elle s’était mise à pleurer comme une enfant punie, déplorant à l’avance sa beauté détruite. Désolé, Gilles qui se
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