Le Gerfaut
appris les espions que je possède en pays indien ? L’épouse de Sagoyewatha le sage, la femme pour laquelle vous vouliez renier jusqu’à votre sang, n’a pas rejoint les grandes forêts du Nord où vivait jadis l’Algonquin mais tout simplement la vallée du Mohawk… et les feux de campement de Cornplanter !
Gilles resta sans voix, trop malheureux tout à coup pour réagir car pas un instant l’idée ne lui venait de mettre en doute la parole du Général. Le nom du chef iroquois était tombé sur lui comme la hache du bourreau et l’avait réduit au silence. Il se contenta de hocher la tête puis, tournant les talons sans même saluer, partit en courant, passant comme une trombe entre La Fayette et le général Knox qui arrivaient et qu’il manqua renverser.
— Dieu me pardonne ! s’écria le Français. Mais c’est le lieutenant Goëlo ? Où court-il à cette allure ? On dirait qu’il a vu un fantôme.
Washington qui l’avait suivi jusqu’au seuil de sa maison haussa les épaules avec un sourire mélancolique.
— Le fantôme de sa dernière illusion, mon cher Marquis ! Je viens de l’amputer d’une femme qui lui tenait à cœur.
— Ah ! La fameuse princesse indienne que vous teniez enfermée chez le pasteur et dont il avait tout de même réussi à devenir l’amant ?
— Tiens ! Vous saviez cela ?
Le Marquis se mit à rire.
— Quand il y a une jolie femme dans un coin, je sais toujours tout ce qui la concerne. Un petit talent bien de chez nous, mon Général, ne vous déplaise. Malheureusement je ne l’ai même pas aperçue.
— Je le regrette pour vous car elle est d’une beauté rare : une splendide chatte sauvage. Mais le garçon aussi est un animal de race et je ne voudrais pas qu’il fasse de bêtises !…
— Cela m’étonnerait. Je l’ai vu se battre quand nous avons failli être pris par les Anglais. C’est un brave ! Néanmoins, je me mettrai à sa recherche quand nous aurons reçu vos ordres.
Gilles à dire vrai n’alla pas loin. Alors qu’il fuyait droit devant lui comme le daim blessé d’une flèche et qui compte sur les taillis pour la lui arracher, il passa devant la taverne à l’enseigne du Grand Washington et s’arrêta pile. Sa première idée avait été de dégringoler jusqu’à l’Hudson et d’y piquer une tête définitive. L’enseigne gaiement colorée de l’auberge où s’étalait une effigie assez fantaisiste de son chef lui fit changer d’avis. La pensée de Sitapanoki se jetant dans les bras de Cornplanter en sortant des siens le rendait malade de dégoût mais il n’allait tout de même pas se détruire pour ça comme une petite paysanne enceinte abandonnée par son galant.
— Une femelle ! cracha-t-il entre ses dents serrées, une femelle en chaleur ! On n’a jamais dû se tuer pour ça chez les Tournemine… Quitte à te noyer, mon garçon, autant le faire dans le rhum.
Et, opérant un quart de tour, il fonça tête baissée sur la porte, vint s’abattre sur une table et, braillant à tue-tête pour réclamer à boire, entreprit de se saouler méthodiquement.
Ce fut là que le découvrirent, deux heures plus tard, le général de La Fayette et l’un de ses adjoints, le colonel Poor. Superbement ivre, debout sur une table au milieu d’un cercle hilare de fantassins qui tapaient dans leurs mains pour battre la mesure, il chantait à pleins poumons quelques-unes de ces vigoureuses chansons de matelots que tous les Bretons connaissent dès l’enfance et qui rythment les manœuvres des voiles ou du cabestan.
Chantons, pour passer le temps
Les amours jolies d’une belle fille
Chantons pour passer le temps
Les amours jolies d’une fille de quinze ans…
Les soldats s’essayaient à reprendre en chœur les paroles françaises qui leur échappaient complètement et comme l’usage du rhum n’ajoutait aucune mélodie à la voix du chef d’orchestre cela donnait une assez effroyable cacophonie qui fit grimacer La Fayette.
Sa réputation était trop bien établie pour qu’il n’obtînt pas facilement le silence mais il lui fut plus difficile d’obtenir de Gilles qu’il descendît de sa table. Le Breton prétendait y demeurer pour y entamer une philippique féroce contre l’infidélité congénitale des femmes. Aidé de Poor et de deux soldats, le Marquis l’en fit descendre un peu vite mais alors l’ivrogne novice lui tomba dans les bras en pleurant comme une fontaine et en l’appelant
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