Le Gerfaut
de la flotte, avait mis ses pavillons en berne et brasseyé ses vergues en deuil tandis que ses canons commençaient à tonner sous le ciel gris : haut et puissant seigneur Charles-Henri-Louis d’Arsac, chevalier de Ternay, chevalier de Malte, chef d’escadre des armées du Roi était mort dans la nuit, deux heures avant l’aube à cinq heures et demie du matin.
La nouvelle frappa Washington qui avait pu apprécier le courage et la grandeur du petit amiral taciturne et si souvent malmené par les plus jeunes de ses officiers.
— Sait-on de quoi il est mort ? demanda-t-il au messager.
— On m’a dit qu’il s’agissait d’une fièvre putride 1 mais certains parlent d’une fluxion de poitrine.
— Je vais vous dire, moi, de quoi il est mort, explosa La Fayette qui avait accueilli la nouvelle avec une peine visible. Il est mort de chagrin à cause de l’abandon tragique où le cabinet de Versailles laisse ses hommes. Cet hiver qu’il devinait désastreux l’a miné. M. de Sartines est pour les trois quarts dans sa mort car je sais qu’il encourageait de loin une indécente cabale de ses jeunes officiers contre lui. Quand donc les imbéciles surdorés des ministères comprendront-ils ce que c’est qu’une guerre… et qu’un chef !
— Qui va le remplacer au commandement de l’escadre ? demanda Gilles, attristé lui aussi comme par la mort d’un ami. Faut-il attendre une nomination de Versailles ?
— Il ne manquerait plus que cela ! Le commandement revient de droit au commandant du Neptune, le Chevalier Destouches, qui est un homme supérieur.
— C’est lui, en effet, qui a été nommé sur l’heure, répondit Tim. Mais je dois dire que les funérailles ont failli causer une révolution : les anabaptistes de New-Port n’ont guère l’habitude des grandes pompes de votre église romaine et M. de Rochambeau avait bien fait les choses : ils ne sont pas près de s’en remettre.
Le coureur des bois voyait surtout dans la nouvelle apportée une occasion de retrouver son ami et Gilles trouva, dans la présence de Tim à la modeste fête de Noël que Washington tint à offrir à ses officiers et à ses hommes, un nouveau réconfort. Avec l’inaction forcée du camp son caractère se renfermait. Il devenait moins spontané, plus silencieux. Quand il n’errait pas à travers le camp comme un loup malade, on pouvait le voir aux avant-postes rester des heures entières debout sur un mamelon, enveloppé jusqu’aux yeux dans son manteau d’uniforme, regardant le moutonnement blanc de la forêt et les croupes enneigées des montagnes comme s’il avait pu deviner à travers la distance l’endroit exact où se cachait la femme en qui il avait cru et qui l’avait trahi. Il s’interrogeait interminablement sur les buts exacts poursuivis par Sita. Pourquoi toute cette comédie ? Pourquoi si c’était l’Iroquois qu’elle souhaitait rejoindre, l’avoir incité à déserter pour la suivre ? À moins que ce ne fût pour offrir, en cadeau de joyeuse arrivée, aux bourreaux de Cornplanter, l’homme qui l’avait empêchée de le rejoindre plus tôt ? L’hypothèse était abominable et déprimante mais le jeune homme n’en voyait pas d’autre…
Pourtant si, insensiblement, et presque sans qu’il s’en rendît compte, le mépris éteignait l’amour, il ne pouvait rien contre les exigences devenues impérieuses de ses sens. La continence lui était un supplice auquel il chercha des apaisements. Il n’eut d’ailleurs aucune peine à en trouver. Ses yeux d’acier bleu, le pli désabusé de ses lèvres, son allure à la fois désinvolte et hautaine attiraient les femmes comme alouettes au miroir. Son charme et la science parfaite qu’il possédait maintenant de l’amour les retenaient.
Mais lui ne s’attachait plus : le désir assouvi, il s’en allait vers une autre conquête sans se soucier des plaintes ou des larmes qui marquaient toujours son départ.
Il passa ainsi de la plus riche fermière de New Windsor, une Junon rousse au corps plantureux qui voulait l’épouser, à la nièce du pasteur, fillette fragile et sournoise qui battait sa coulpe entre deux étreintes, pleurant qu’elle se damnait, mais trouvait des caresses de courtisane pour le ramener à elle quand il s’éloignait. Il y eut la femme d’un aubergiste et une « Molly Pitcher » aux grands yeux vides, passive et ronronnante en laquelle il chercha vainement une ressemblance avec Betty, la
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