Le Gerfaut
maison du pasteur. Il se sentait léger comme un oiseau. Les choses, en effet, lui avaient été singulièrement facilitées par le fait qu’il n’avait pas vu Washington de la journée : le Général en chef était parti en tournée d’inspection avec le colonel Hamilton et Gilles s’en réjouit car il ne savait pas très bien ce qu’il serait devenu sous le regard sans ombre du Général.
Il vit de loin briller la fenêtre, comme une étoile dorée dans la nuit, pénétra dans l’enclos et, sans faire plus de bruit qu’un chat, escalada l’escalier, ouvrit la porte d’un geste devenu familier, souriant d’avance à l’image heureuse qu’il allait découvrir. Sita devait l’attendre comme chaque soir, à demi couchée devant le feu, comme une sirène au bord des vagues mais cette nuit sans doute elle aurait gardé ses vêtements car l’amour n’était pas inscrit au programme des heures à venir.
Il ouvrit la porte en grand, prêt à la recevoir dans ses bras.
— Entrez donc ! fit une voix froide.
La petite chambre sembla soudain rétrécie. Sitapanoki avait mystérieusement disparu. En revanche la grande silhouette du général Washington s’érigeait sur le fond rougeoyant de l’âtre qu’il tisonnait.
Le crépitement familier des bûches emplit le silence soudain. Tout était comme d’habitude. L’odeur de résine chaude et de sapin brûlé, les rideaux blancs avec leurs volants bêtes et le tapis au crochet qui n’était plus que ce qu’il était avec le seul décor des souliers à boucles d’argent du Général. Et pourtant, le monde avait l’air de tourner dans l’autre sens : le paradis sans Ève ressemblait à un étroit purgatoire.
— … Fermez donc la porte ! ordonna Washington. Il vient un vent glacé. Et posez ce paquet dans un coin.
Il rejeta le tisonnier, frotta ses mains l’une contre l’autre pour les débarrasser d’une éventuelle poussière. Elles apparaissaient longues et belles sous leurs manchettes de batiste immaculée et il en avait le plus grand soin.
— Où est-elle ? demanda Gilles sans se préoccuper de vaine politesse.
— L’épouse du sachem Sagoyewatha est en route pour rejoindre son foyer. Je l’ai fait partir discrètement aux premières heures du jour et je l’ai moi-même escortée pour lui faire honneur durant une lieue. Avez-vous quelque chose à dire contre cela ? Ou bien avez-vous oublié entièrement ce que cette femme représente, indépendamment du fait que nous sommes en guerre et que vous êtes soldat ? Quel nom votre chef peut-il donner à ce que vous alliez faire avec ce bagage ?
— De la désertion, riposta Gilles audacieusement.
— Et cela mérite ?
— La mort. Faites-moi fusiller… ou pendre puisque apparemment c’est désormais le sort réservé aux soldats.
— Je ne vous conseille pas l’insolence. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Rien ! sinon que j’aime cette femme et qu’elle m’aime.
— Et après ? Qui êtes-vous donc pour vous jeter ainsi en travers de mes desseins ? Dans le drame que nous vivons nous n’avons que faire d’une seconde guerre de Troie qui jetterait sur nous les Six Nations au grand complet. Vous n’êtes pas Pâris, elle n’est pas Hélène ! Mais quelle damnée habitude avez-vous donc, vous les Français, de toujours mettre l’amour en avant ? Vous le brandissez comme un drapeau, vous vous en parez comme d’une médaille… Moi, je n’ai pas de temps pour l’amour ! C’est la Liberté qui m’intéresse et je croyais qu’il en allait de même pour vous, sinon je n’aurais pas fait de Don Juan un officier de mon armée. Mais, après tout, peut-être êtes-vous un lâche malgré les apparences ?…
Gilles blêmit, serra les poings tout près de se jeter sur Washington.
— Tuez-moi, mon Général, mais ne m’insultez pas.
— Et vous, cessez une bonne fois de me rebattre les oreilles de votre exécution. Je n’ai que faire d’un mort de plus quand j’ai tant besoin d’hommes vivants. Et maintenant écoutez-moi bien : Personne, excepté moi, ne sait que vous étiez sur le point de nous fausser compagnie. L’expérience prouve que j’ai eu raison de vous refuser d’escorter cette femme car vous ne seriez pas revenu mais j’ai eu tort de vous faire travailler auprès de moi. Vous êtes fait pour les coups de main : dans la lutte vous raisonnez droit et vous ne faites pas de bêtises. Voulez-vous vous battre ?
— Je
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