Le Gerfaut
le rejoindre depuis New-Port pour combattre à ses côtés : il s’agissait du comte de Charlus, colonel en second du régiment de Saintonge et dont le père, le maréchal de Castries remplaçait, depuis le 13 octobre l’insupportable M. de Sartines aux destinées de la Marine tandis qu’à la guerre, le comte de Ségur s’installait dans le fauteuil du prince de Montbarrey : le Roi avait fait son ménage ! Enfin, le colonel Hamilton, las de supporter le caractère abrupt de Washington, avait renoncé à son poste d’aide de camp pour rejoindre la légion La Fayette. Il avait besoin d’air et d’espace… Le corps expéditionnaire serait de valeur !
Les mois qui suivirent furent sans doute pour Gilles les plus heureux et les plus misérables qu’il eût jamais vécus. On était à peu près démunis de tout : d’argent, de vivres, de chemises, parfois de souliers. De chevaux, il n’était même pas question et les cavaliers, comme Gilles, durent aller à pied. D’ailleurs, la neige venait de faire place à l’inondation. Les fleuves en crue transformaient le sol en éponge d’où il fallait arracher ses jambes alourdies de boue, pas après pas. Pourtant jamais troupe ne fut mieux soudée que cet amalgame disparate d’Américains et de Français qui, souvent, ne se comprenaient que par signes mais avaient pratiquement aboli les notions de rang social.
Tim Thocker, pour suivre son ami… et aussi pour plaire à sa chère Miss Martha qui lui avait fait entendre sans douceur son sentiment sur son éventuelle situation d’épouse de coureur des bois, s’était résigné à s’enrôler dans l’une des cinq compagnies du Connecticut qui, avec plusieurs autres du Massachusetts, du New Hampshire, de Rhode Island et de New Jersey composaient la petite armée de La Fayette. Sa science de la forêt et son adresse au tir se révélèrent d’ailleurs d’une utilité certaine.
Chemin faisant, une nouvelle unité vint grossir les effectifs. En effet, comme on cherchait un moyen de passer la Delaware en crue dont la largeur avait doublé, Gilles entendant des cris lamentables piqua une tête dans les eaux grises et ramena triomphalement au mamelon qui tenait lieu de rive, un Indien maigre comme un clou et ficelé comme un poulet qui, à peine remis de ses émotions, se jeta à ses genoux qu’il embrassa en déversant un flot de paroles volubiles qui eurent le don de réjouir Tim.
— Il dit que tu es le fils du Grand Esprit, le frère de l’oiseau-du-tonnerre, son père, sa mère, ses plus proches parents plus quelques autres personnages de moindre importance ! Il dit aussi qu’il est désormais ton esclave, ton chien, ton bras gauche et ton meilleur ami… mais tu ferais aussi bien de le rejeter à l’eau.
— Ça ne va pas, non ? grogna le jeune homme, très occupé à réintégrer ses bottes et son habit dont il s’était vivement débarrassé. Pourquoi est-ce que je ferais ça ?
— Parce que c’est un Onondaga, donc un Iroquois et que voilà des semaines que tu jures de les exterminer tous jusqu’au dernier. En plus c’est un sorcier qui a eu des malheurs, donc un mauvais sorcier.
Les soldats massés autour des trois hommes approuvaient hautement les paroles de Tim mais Gilles n’était pas d’humeur à se laisser marcher sur les pieds.
— Quand je sauve quelqu’un je pense que c’est à moi de décider ce qu’on en fait, aboya-t-il. Et si j’ai besoin de votre avis, je vous le demanderai. Quant à cet homme…
Il le regarda, toujours à genoux devant lui et n’éprouva pas la moindre envie d’exercer sur ce malheureux une quelconque vengeance parfaitement hors de saison. C’était, en vérité, un curieux personnage, n’ayant strictement aucun point commun avec le gigantesque Hiakin de sinistre mémoire. Il avait un torse vigoureux porté par des jambes extraordinairement courtes, des bras très longs qui lui donnaient l’allure d’un chimpanzé. Quant à son visage animé par une paire de petits yeux ronds et brillants comme des perles de jais, les traits les plus remarquables en étaient un nez assez long, un menton à peu près inexistant et deux dents blanches, longues comme des touches de piano qui, dépassant légèrement sa lèvre supérieure, lui donnaient une ressemblance frappante avec un lapin.
— Dis-lui qu’il peut aller où il veut, acheva Gilles. Il est libre. Quant à nous, allons rejoindre les autres et tâchons de voir s’il est possible de
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