Le Gerfaut
comme si le lien impalpable avec les ancêtres prenait tout à coup forme et consistance. Et comme Tim ne garda pas sa réflexion pour lui seul, qu’il l’appuya du récit de l’aventure chez les Sénécas, le surnom bientôt s’attacha au jeune chef. On le totémisa, à la mode indienne au cours d’une bizarre cérémonie dans le cercle étroit de la compagnie où Pongo, pour la première fois, redevint sorcier un instant.
— Sais-tu, dit-il au jeune homme qui refusait de se prêter à un rite qu’il jugeait vaguement ridicule, sais-tu que ton chef lui-même a reçu de mes frères rouges un surnom. Pour eux, La Fayette s’appelle Kayewla, le « cavalier redoutable », toi tu seras le « Gerfaut implacable qui frappe dans le brouillard… ».
Aux acclamations de la compagnie, Pongo couvert des peintures rituelles alluma un feu, y jeta des herbes produisant une épaisse fumée et dansa en chantant tout autour d’un cercle dans lequel il avait enfermé Gilles et le feu. Puis, après une dernière invocation au Grand Esprit, il traça sur le jeune homme les signes blancs et noirs qui correspondaient à son nouveau nom et tout fut dit. La Fayette félicita son lieutenant, offrit à la compagnie un tonnelet de rhum et la fête se termina dans la fumée des pipes car le tabac était bien la seule chose dont on m’avait jamais manqué depuis l’entrée au pays de Pocahontas 3 et de George Washington. Mais dès la nuit suivante, les hommes du Gerfaut justifiaient le totem de leur chef en tombant sur un groupe d’éclaireurs de Cornwallis qui, confiés aux soins attentifs de l’ancien sorcier, révélèrent des choses étonnantes : le général anglais, après avoir abandonné Richmond, capitale de l’État depuis l’année précédente à La Fayette qui n’y avait pas compris grand-chose, venait d’évacuer Williamsburg.
Cette fois La Fayette comprit : Cornwallis, las de lui courir après, l’abandonnait à son destin et revenait à son premier projet : gagner New York à marches forcées afin d’aider Clinton à y remporter une victoire définitive ou plutôt de l’y remporter à sa place car les deux hommes se détestaient et se jalousaient autant qu’il était possible.
Désespéré, le Marquis lança toute sa troupe sur les traces des Anglais, les obligeant à se retrancher dans le bourg de Yorktown, sur l’embouchure de la rivière York qui à cet endroit rejoignait l’immense estuaire de la Chesapeake. En même temps, il envoyait à Washington une lettre suppliante qu’il lui permette de le rejoindre ou, tout au moins, qu’il lui dise ce qu’il devait faire. La chaleur était accablante, les moustiques insupportables et malgré l’arrivée d’un bataillon pennsylvanien, La Fayette ne savait plus trop à quel saint se vouer. Cornwallis fortifiait Yorktown comme s’il devait y rester toute sa vie… On était à la mi-août et aucune bataille décisive n’avait encore eu lieu…
La réponse arriva comme le tonnerre, portée par un officier français, le général du Portail : Washington ordonnait à son cher Marquis de ne pas bouger et de se contenter de surveiller Cornwallis car, se rendant enfin aux raisons de Rochambeau qui désapprouvait une bataille pour New York, il avait décidé que le fameux combat décisif aurait lieu en Virginie.
À demi étranglé de joie, le jeune général réunit tout son monde et lui jeta à la volée, comme un bouquet de fleurs les dernières nouvelles : les troupes de Rochambeau avaient quitté New-Port, effectué à Philipsburg leur jonction avec Washington, elles descendaient dans un ordre parfait qui allait faire l’admiration des Américains sur la Virginie et la flotte de l’Amiral de Grasse devait mouiller sous peu à l’entrée de la Chesapeake tandis que Barras devant New York maintenait Clinton en continuant à le leurrer sur les intentions des Américains.
— Messieurs ! hurla La Fayette de sa voix frêle, il nous faut coûte que coûte garder Cornwallis enfermé dans Yorktown jusqu’à ce que les nôtres arrivent. Faites-vous tuer jusqu’au dernier mais ne laissez s’échapper aucun Anglais. Vive les États-Unis d’Amérique, vive le général Washington et vive la France…
Un vigoureux « Vive La Fayette ! » le récompensa. L’espoir étant le meilleur des toniques tous ces hommes misérables qui depuis des mois se battaient en aveugles dans un pays ravagé en étaient venus à ne plus même imaginer que cela
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