Le Gerfaut
appel aux talents de tailleur de mon Indien. Vous l’ignorez peut-être mais nous sommes très pauvres, nous autres Américains.
— Je comprends ! Pourtant je vous refuse le droit de l’être, à l’avenir ! La France aura désormais beaucoup à vous offrir. Au fait, on m’a dit que vos hommes vous donnaient un surnom… un nom d’oiseau, je crois.
— En effet, ils m’appellent le Gerfaut, dit Gilles en riant, et vous n’imaginez pas comme j’en suis fier ! Je n’ai jamais eu de si beau nom.
Un instant, Fersen considéra le jeune homme, sa haute taille mince sanglée dans le daim grossier, les traits fermes de son visage tanné, son nez arrogant et la dureté de son regard que le reflet de la lune faisait d’acier.
— Vous avez raison, dit-il, songeur, il vous va mieux qu’à quiconque. Le Gerfaut vit volontiers dans mon pays et j’ai pu constater que vous frappiez aussi vite que lui. C’est un rude chasseur. Mais… vous avez un bien vilain plumage, seigneur Gerfaut, beaucoup plus digne du hibou que d’un roi des nuages. À vous revoir…
Et, s’enveloppant dans son manteau, le Suédois s’engagea résolument dans le chemin cahoteux qui portait le nom pompeux de route de Hampton faisant crier à chaque pas ses élégantes bottes vernies.
— Eh bien ! marmotta Gilles, goguenard, sa rêverie pourrait bien être douloureuse ! Il aura des cors aux pieds avant d’arriver. Allons-y, Pongo ! On rentre…
Le lendemain, quand Gilles s’éveilla à l’appel de la diane il vit entrer sous sa tente l’Indien portant avec gravité un grand paquet enveloppé d’une forte toile grise sur lequel était épinglé une lettre.
— Soldat apporter ça pour toi, fit-il en déposant le tout en travers des jambes du jeune homme.
La lettre était de Fersen.
Au cas où vous l’auriez oublié, mon ami, je tiens à vous rappeler que votre nom est toujours inscrit au rôle du Régiment Royal-Deux-Ponts et que M. le Comte de Deux-Ponts, notre Colonel-Général, ne vous en tient pas quitte. Il vous fait dire par ma plume que vous y figurerez à l’avenir avec ce grade de Lieutenant qui vous a été conféré par le général Washington auquel vous voudrez bien préciser, ainsi d’ailleurs qu’au marquis de La Fayette, que nous vous avons seulement prêté.
Vous trouverez ici de quoi figurer selon vos mérites, dans le combat ou à l’heure de la victoire. L’épée me vient de famille et je sais que vous en ferez bon usage. Le tout est un témoignage d’amitié d’Axel de Fersen…
P.-S. : L’assaut est pour aujourd’hui.
Le paquet contenait un uniforme tout neuf d’officier du Royal-Deux-Ponts. Rien n’y manquait : ni l’habit bleu roi à plastron jonquille, ni le hausse-col de cuivre aux armes du Régiment, ni les épaulettes d’or, ni le tricorne à plumet jaune. Une magnifique épée à poignée dorée y était jointe. La solide lame d’acier bleu dont Gilles, enchanté, fouetta l’air, portait gravé le mot Semper.
Le premier mouvement du jeune homme fut d’endosser immédiatement ce brillant plumage. Il dépliait déjà la chemise de fine batiste mais, devant l’ouverture de sa tente, il vit soudain passer l’un de ses subordonnés, le sergent Parker. Celui-là était habillé n’importe comment, de culottes rayées, trop courtes et rapiécées, de bas sans couleur tombant sur des souliers dont l’un bâillait comme une huître et d’une veste verdâtre qui n’avait plus ni boutons ni revers mais montrait, par contre, une assez jolie collection de trous et d’effilochures…
Alors, Gilles rangea soigneusement l’élégant uniforme dans sa toile grise et remit son informe costume de daim fatigué. Puisque l’assaut était pour aujourd’hui, il ne conduirait pas ses hommes au-devant de la mitraille anglaise sous un accoutrement qui le séparerait d’eux. En face des magnifiques régiments blancs et bleus des Français, des brillantes tuniques rouges des Anglais qui faisaient ressembler parfois la ville assiégée à une énorme fraise, les troupes américaines avaient triste apparence, mais, si le soleil de la gloire voulait bien briller pour elles, alors cette misère deviendrait sublime.
— Ces pauvres hardes qui ont tant connu de peine ont bien le droit d’aller jusqu’à l’honneur… ou jusqu’à la mort ! murmura-t-il pour lui-même. Fersen comprendra…
Cependant il prit l’épée avec reconnaissance car ce n’était pas une arme
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