Le Gerfaut
ministère. Cette scène est indécente.
L’Abbé hocha la tête et sourit tristement.
— Oh ! La décence, quand on souffre… Cette pauvre petite est hors d’elle-même. Comprenez donc qu’elle ne sait plus ce qu’elle dit. Mais, après tout, ne se peut-il qu’elle ait un peu raison ? Nous aurions dû essayer de forcer cette porte trop bien fermée. J’ai peur que nous n’ayons manqué gravement à la charité.
— N’essayez pas de vous charger d’une faute que vous n’avez pas commise, l’Abbé. Vous connaissiez le Baron aussi bien que moi ! Si nous avions forcé sa porte il nous aurait jeté à la tête ce qui lui serait tombé sous la main. Hors Pâques ou Noël, il n’allait même jamais à l’église et ne sortait pas. Sans le dévouement de cette pauvre Marjann que sa fille traite indignement de vieille folle, il aurait pu mourir seul, sans que personne s’en aperçût, et on n’aurait trouvé son cadavre qu’après des semaines. Mais que l’on ne vienne pas nous dire que sa façon de vivre est une surprise… même pour une fille qui du fond de son couvent semblait penser que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, Judith ne réagit pas à ce réquisitoire. Elle semblait même n’avoir rien entendu. Prostrée sur sa chaise, la tête dans les mains, elle pleurait doucement.
Avec un soupir, l’Abbé revint vers le lit et reprit le cours du sacrement interrompu mais il dut secouer Gilles pour qu’il se remît à genoux. Bouleversé par la violence de la scène et la douleur de la jeune fille, il la fixait avec un pénible sentiment d’impuissance…
Ce qu’elle lui inspirait, en dehors d’une faim douloureuse et intermittente, formait un curieux mélange de colère et de tendresse. Il la détestait pour le mépris sans nuances dont elle l’accablait injustement mais il se défendait mal contre son charme et l’attendrissement qui s’emparait de lui lorsqu’il évoquait son sourire et, sur sa joue, l’ombre de ses cils quand elle baissait les yeux. Ce soir, à la voir souffrir, assise sur cette chaise où elle avait l’air d’être au pilori, c’était la tendresse qui l’emportait. Avec quelle joie, il eût balayé ses rancunes pour avoir le droit de la protéger, fût-ce contre elle-même, et de sécher ces larmes qui ne voulaient pas tarir…
Quand la dernière prière fut achevée, il quitta le coin sombre où il s’était tenu depuis son entrée et, comme si un aimant l’eût attiré, il s’avança vers elle. Au craquement du parquet sous ses pas, Judith releva la tête.
Un instant leurs regards se joignirent, s’accrochèrent l’un à l’autre et, durant quelques trop courtes secondes, Gilles, émerveillé, eut la certitude que jamais plus ils ne pourraient se séparer. Il n’y avait, dans celui de la jeune fille, ni colère ni dédain… rien que l’angoisse d’une petite fille abandonnée, rien qu’un pathétique appel au secours… C’était comme un miracle. Tout avait disparu : la chambre noble et misérable, le moribond, le prêtre et le médecin. Ils étaient seuls au milieu d’un univers qui n’appartenait qu’à eux…
Une larme roulait lentement sur la joue de Judith. Ses lèvres s’entrouvrirent, tremblèrent comme si elle allait parler… Mais du fond du lit, un râle vint briser le merveilleux silence. Puis ce fut la voix du médecin :
— C’est la fin !… Approchez, mademoiselle !
Aussitôt elle fut debout. La minute de grâce était passée. La tête de Judith se redressa tandis que sa bouche se serrait et que son regard reprenait toute sa dureté.
— Votre place n’est pas ici, articula-t-elle froidement. Allez-vous-en !
Arraché à la douceur de l’instant précédent, Gilles tressaillit, fouetté par le mépris dont venait d’user la jeune fille. S’approchant suffisamment pour la dominer de toute sa taille, il laissa tomber :
— Non ! Le Recteur m’a mené ici, c’est à lui de me dire quand je dois m’en éloigner. Quant à me faire jeter dehors par vos serviteurs, mademoiselle de Saint-Mélaine, je ne crois pas que leur nombre puisse m’inquiéter ! ajouta-t-il avec ironie.
Il crut un instant, qu’elle allait se jeter sur lui mais déjà M. de Talhouët, dont le regard surpris avait enveloppé tour à tour chacun des jeunes gens, s’était interposé :
— Va m’attendre en bas, dit-il calmement à son filleul. Je prends
Weitere Kostenlose Bücher