Le Gerfaut
noirs fournisseurs des navires négriers. Bien que la ville appartînt surtout à l’austère secte des anabaptistes, ce commerce s’était révélé si fructueux que le gouverneur avait levé un impôt de trois dollars par tête d’esclave grâce auquel il avait pu faire paver toute sa cité. Mais la guerre avait mis un terme à tout cela. Prise et reprise, New-Port était de nouveau au pouvoir des Insurgents qui l’avaient offerte comme base à leurs alliés français.
Ce n’était peut-être pas une base très sûre car ses habitants se scindaient encore en deux camps : les riches marchands « tories » demeurés aveuglément fidèles à la mère patrie anglaise et les autres, les « whigs » insurgents, paysans ou intellectuels qui rêvaient de n’être plus qu’Américains et qui tous possédaient une copie soigneusement calligraphiée de la fracassante Déclaration d’Indépendance de Thomas Jefferson que le premier Congrès avait votée et signée en 1776. Et comme on ne savait pas très bien comment le vent allait tourner, chacun des deux camps s’abstenait autant que possible de trop proclamer ses convictions. Mieux valait voir venir.
Rochambeau et son secrétaire s’en étaient aperçus quand, le 10 juillet, ils avaient touché terre, avec le seul état-major. Et Gilles n’était pas près d’oublier l’étrange impression ressentie lorsque l’ Amazone la frégate de M. de la Pérouse sur laquelle le général en chef avait pris place pour pénétrer dans le port, s’était approchée des longues estacades vernies d’algues. Il était neuf heures du soir. Le ciel était mauve et les maisons blanches de la ville semblaient, seules, garder un dernier reflet de lumière. Dans l’étroit clocher de Trinity Church, l’église baptiste, une cloche tintait mélancoliquement mais c’était bien le seul bruit que l’on entendît car le débarquement des Français n’attira strictement personne sur le port ou dans les quelques rues.
Non seulement le Gouverneur ne parut pas, ni aucun personnage officiel, mais encore les portes demeurèrent obstinément fermées comme à l’approche de quelque envahisseur. Tout ce qu’on vit, ce fut derrière les petits carreaux des fenêtres à guillotine, la pâleur d’un visage anxieux, l’éclat d’un regard méfiant. C’était tout juste si l’on ne percevait pas les chuchotements. Et l’atmosphère était si oppressante autour de ce petit groupe d’officiers isolés sur le quai désert qu’elle vint à bout du flegme de Fersen.
— Quel accueil amical ! À quoi pensent ces gens-là ? s’écria-t-il en remarquant la mine sombre de son chef. Croient-ils que nous avons fait soixante-dix jours de mer pour trouver portes closes ? Retournons à bord et allons toucher terre dans un endroit plus hospitalier.
— C’est à moi, monsieur, de décider ce que l’on fait, coupa la voix calme de Rochambeau. J’ai ordre de m’installer ici et je m’y installerai. D’ailleurs, vous avez tort de vous plaindre : ces gens nous ont tout de même envoyé des pilotes côtiers pour entrer dans la baie. Laissons-leur le temps de s’habituer à nous.
— Vous êtes bien bon ! intervint M. de Charlus 1 . Mais il vous faut tout de même retourner à bord. Le chef du corps expéditionnaire français ne peut pas camper sur une place de village.
— Si vous le permettez, monsieur, hasarda Gilles, pour qui le retour à bord ressemblait trop à une espèce de désertion, j’aperçois là-bas une enseigne qui pourrait être celle d’une auberge.
Un chœur d’exclamations horrifiées lui répondit mais il ne s’émut pas pour autant.
— Dans un village, c’est toujours par l’auberge que l’on commence quand on veut entrer en contact avec les habitants…
— Et on a bien raison, approuva Rochambeau en souriant. Va pour l’auberge ! Montrez-nous le chemin, mon ami.
Et c’est ainsi que la première nuit de l’état-major français sur la terre américaine se passa démocratiquement à l’auberge de Flint dans Point Street…
Ce fut une nuit de réflexion et d’insomnie pour les notables de New-Port et elle remit les choses en bon ordre. Les whigs jugèrent qu’il convenait peut-être de montrer quelque considération pour des gens de si fière mine venus de si loin. Quant aux tories si solidement attachés à Sa Majesté George III, ils en vinrent à penser que la prudence leur conseillait au moins l’apparence de la
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