Le Gerfaut
forcément de l’ennemi officiel. Un autre vous guette, plus perfide. Ouvrez bien les yeux car j’en sais qui auraient beaucoup de chagrin si vous ne reveniez pas ..
La tournure mystérieuse de ce billet ne laissait pas d’être inquiétante. Pourtant Gilles, sur le moment, n’y prêta pas la moindre attention : il débordait de bonheur. Il baisa une bonne dizaine de fois le gros J maladroit, lut et relut le texte sans rien vouloir y voir d’autre que l’inquiétude de Judith. Elle le mettait en garde contre quelque chose d’imprécis, comme si elle n’osait pas en dire davantage mais cela signifiait seulement qu’elle avait peur pour lui et qu’elle désirait profondément le revoir vivant. De là à penser qu’elle l’aimait un peu, il n’y avait qu’un pas et, ce pas, le jeune homme le franchit avec enthousiasme.
Fourrant le bienheureux billet sur sa poitrine, entre sa chemise et sa peau, il dégringola dans les bureaux, rafla le courrier du Général et, aussi vite qu’il était venu, regagna les quais de la Penfeld pour rejoindre le bateau.
Il se dirigeait vers la chaloupe du vaisseau amiral qui érigeait, en plein milieu de la rade, sa muraille doublée de cuivre, armée de 86 canons et ses mâts immenses quand il vit arriver sur lui quelques hommes qu’à leurs dolmans rouges à grands brandebourgs il reconnut pour appartenir au régiment de Lauzun. Ils se dirigeaient vers un transport la Françoise dont on achevait tout juste le chargement en eau potable. Vu l’importance du matériel à embarquer l’Amiral avait dû, au dernier moment, réclamer trois navires supplémentaires, la Françoise, le Turgot et le Rower. Le retard du vent aurait du moins permis cette augmentation d’effectifs…
La petite troupe croisa son chemin et, au moment où il passait près d’elle, Gilles, d’un seul coup, comprit ce qu’était au juste la menace annoncée par Judith. Sous le bonnet à long pan, l’un de ces hommes le regarda, tournant même la tête pour le revoir encore et cet homme c’était Morvan, le frère de la jeune fille qu’il avait si proprement expédié dans le Blavet.
Ce ne fut qu’un instant. Déjà les soldats franchissaient la coupée de leur transport et disparaissaient dans ses flancs laissant Gilles songeur rejoindre son propre bord. Il y avait là un mystère : que faisait un gentilhomme breton dans un régiment saintongeois ? Et que faisait ce Morvan qu’on lui avait dépeint comme une sorte de bête sauvage, parfaitement incapable de supporter la moindre discipline et croupissant normalement au fond d’un repaire sylvestre en compagnie de son aîné, dans une troupe régulière ? Était-ce l’attrait de l’aventure américaine ou bien celui de la vengeance… ou les deux à la fois ? À moins qu’il ne s’agît d’une troisième obscure raison.
À l’expression féroce des yeux du rouquin, il y avait gros à parier que Gilles entrait pour une bonne part dans cet embarquement insolite. La lettre de Judith ne faisait que confirmer. Mais, bien loin de s’en inquiéter, la présence de Saint-Mélaine cadet fit éprouver à Gilles un sentiment de joie : c’était une bonne chose pour Judith que l’inquiétante paire formée par ses frères fût séparée et d’autre part cela signifiait aussi qu’on le jugeait assez redoutable pour le poursuivre de l’autre côté de la terre !… Il devenait un personnage !… En conclusion de quoi ce fut d’un pas assez conquérant que Gilles mit le pied sur le pont du Duc de Bourgogne . Sa confiance en lui-même augmentait d’heure en heure.
À cinq heures du matin, le jour suivant, le canon de partance tonna sur Brest dont les habitants, avec un bel ensemble, se jetèrent à bas de leurs lits. De toutes parts on se précipita vers les meilleurs postes d’observation pour voir s’ébranler la flotte du chevalier de Ternay et son pesant convoi. Mais, tandis que les fonctionnaires de l’Arsenal et les officiers de la garnison escaladaient en hâte les tours médiévales du château, tout un peuple se rua vers les collines qui dominaient le Goulet. En même temps, une brusque floraison de voiles rouges ou bleues se mit à éclore aux mâts des bateaux de pêche faisant de la rade un gigantesque champ de fleurs.
Le vent vif balayait le ciel redevenu clair par grandes bouffées vivifiantes qui emportaient sur la mer les chansons rythmées des hommes attelés aux cabestans. Sous les mugissements des porte-voix,
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