Le Gerfaut
considération.
Aussi, le lendemain, une belle délégation, conduite par le gouverneur Wanton, s’en alla-t-elle trouver Rochambeau dans son auberge pour lui souhaiter une bienvenue gênée. Franchi le barrage de sentinelles méfiantes et d’un secrétaire hargneux qui les regarda de travers, ils furent reçus avec une bonne grâce qui les surprit. On s’expliqua, on se congratula d’autant plus vigoureusement que le Français laissa entendre que son corps expéditionnaire allait être suivi d’un autre qui se préparait à Brest, on fit quelques discours et quand, finalement, les capitaines des vaisseaux parurent, menés par l’Amiral qui venait voir comment les choses se passaient, la satisfaction fut générale. Il y eut grand arrosage avec le meilleur rhum de la ville. On accrocha un peu partout, jusque sur le clocher, des lampions, on alla même jusqu’à tirer un feu d’artifice et l’on festoya une partie de la nuit, fort contents les uns des autres.
Quand vint le 25 juillet, quinze jours étaient passés depuis cette nuit mémorable et tout le monde était installé dans un ordre rigoureux dû à la poigne de fer du général. Le camp était dressé : les quatre régiments à gauche, l’artillerie à droite et la cavalerie de Lauzun en avant. L’état-major était installé dans la ville même, le bon millier de malades dus à l’excessive longueur du voyage, scorbutiques ou autres que les vaisseaux avaient déchargés, étaient installés partie à l’hôpital de New-Port, partie dans la grande maison de l’île de Conanicut et l’on commençait à relever les fortifications détruites par les Anglais. Le tout dans un ordre d’autant plus admirable qu’il était inhabituel. Mais les plus sévères punitions étaient promises à qui pillerait, volerait ou ferait subir le moindre sévice aux habitants de l’île.
On n’avait d’ailleurs rien d’autre à faire car aucune nouvelle du haut commandement américain n’était arrivée encore et, si Rochambeau s’était imaginé pouvoir se jeter immédiatement dans l’action, il s’était lourdement trompé. Tout ce que l’on savait c’était que La Fayette était bien arrivé, quelques semaines plus tôt.
En revanche, on avait eu des nouvelles des Anglais. Quatre jours plus tôt, la puissante escadre de l’amiral Graves était venue prendre position devant l’entrée de la baie de Narraganset. Et Rochambeau avait eu toutes les peines du monde à empêcher Ternay, ivre de rage, de se jeter sur eux avec ses forces, trois fois moins importantes, pour forcer un passage.
— Un passage pour aller où ? lui dit-il. Nous ne savons même pas encore ce que l’on attend de nous. En outre, n’oubliez pas que Sartines exige que vous ne nous quittiez sous aucun prétexte.
Rongeant son frein, le petit Amiral s’était rendu à ses raisons et, comme les Anglais ne semblaient guère tentés par une attaque contre une position aussi solidement défendue, on risquait fort de rester là longtemps, à se regarder en chiens de faïence, d’une escadre à l’autre, ce qui entretenait une fureur latente chez les jeunes officiers et les soldats qui ne comprenaient rien à la situation. Voir l’ennemi et ne pas taper dessus, c’était à pleurer !
Pour sa part, Gilles pensait exactement comme Noailles, Fersen, Rochambeau le jeune, Dillon, Damas et tous les autres jeunes officiers et en venait à ne plus très bien comprendre ce que l’on était venus faire là. Depuis que l’on avait quitté Brest, il avait charmé les longueurs de la traversée en travaillant son style à l’épée et au sabre avec le maître d’armes du régiment de Saintonge ce qui l’avait conduit à une assez jolie force dont il brûlait de se servir et qu’il entretenait, depuis que l’on était à terre, en assauts quotidiens avec Axel de Fersen en personne.
À sa manière silencieuse, le Suédois lui montrait maintenant une sorte de camaraderie. Voyant le jeune homme gêné d’être à peu près le seul civil au milieu de tant de guerriers, il avait demandé à Rochambeau la permission de l’inscrire sur les rôles du Royal-Deux-Ponts afin qu’il pût au moins porter un uniforme. Et Gilles avait bien failli pleurer de joie la première fois qu’il avait revêtu l’uniforme bleu et jonquille, bien que ce fût celui d’un régiment étranger parce qu’il lui ôtait son côté poussiéreux de gratte-papier pour l’intégrer à cette énorme famille
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