Le Gerfaut
un temps superbe et que la petite brume traînant sur la mer promettait une journée de chaleur, il se dirigea rapidement vers la baie d’Atton pour s’y baigner. Dans ce pays où tout était nouveau pour lui, la mer était le seul élément qu’il connut parfaitement et, quand il s’y jetait il avait toujours un peu l’impression de rentrer chez lui. Aussi allait-il chaque matin nager durant une bonne heure, après quoi il visitait une petite source pour se débarrasser du sel et s’accordait enfin quelques minutes de détente au soleil avant de se rhabiller. À ce régime, son corps avait non seulement réparé les méfaits de la traversée mais acquis à la fois un surcroît de vigueur et une belle couleur de pain d’épices qui lui donnait un petit air de famille avec Tim le coureur des bois. En outre, la pratique de la natation l’empêchait de trop évoquer certaine nuit de neige sous les murs de Vannes et le charme que l’on peut trouver à la compagnie d’un corps féminin. Son séjour à Brest ne lui avait pas laissé le loisir de poursuivre ses études dans un art si agréable mais, depuis l’embarquement le sujet était devenu brûlant car les femmes formaient le fond des conversations de tous ces hommes, marins ou soldats embarqués pour une aventure dont aucun d’eux n’imaginait qu’elle relèverait de l’entrée en religion. Durant les soixante-dix jours de mer, Gilles n’avait entendu parler que d’amour et de la hâte qu’avaient ses compagnons de faire connaissance avec les Américaines.
Or, non seulement les ordres de l’État-Major étaient des plus sévères : interdiction de causer le plus petit déplaisir aux naturels du pays (donc pas question de courtiser leurs femmes !) mais encore les jolies anabaptistes de New-Port semblaient considérer les Français comme une légion de suppôts de Satan qu’il importait de tenir à l’écart. Quant aux filles de joie, ce corollaire habituel des armées en campagne, il n’y en avait point et, naturellement, il avait été impossible d’en embarquer. C’était donc, dans le camp français, une abstinence pleine de grogne péniblement contenue par la crainte des châtiments corporels. Gilles, pour sa part, préférait se réfugier dans le rêve et dans un exercice physique intensif.
Laissant son uniforme près de la source, il courut vers un rocher en surplomb qui lui servait toujours de plongeoir et piqua une tête dans l’eau calme de la baie sans provoquer même une éclaboussure. Il nagea ainsi pendant quelques instants en direction d’un îlot chevelu puis, se retournant sur le dos, se laissa porter par le flot en s’efforçant de ne penser à rien. Il n’avait pas envie de battre des records, ce matin. L’eau était merveilleusement fraîche et limpide. Hormis le cri des mouettes et le froissement doux du ressac, on n’entendait aucun bruit et Gilles se sentait bien. Il était le premier homme sur la terre et ce pays magique était le royaume d’où il tirerait la force de devenir aussi grand que lui.
Il en était à songer qu’il serait bon, peut-être, de se tailler ici sa place au soleil, d’y ramener Judith pour y vivre avec elle une longue vie d’amour quand son instinct lui signala quelque chose d’anormal, un objet insolite qu’avait effleuré son regard vagabond. Se retournant rapidement sur le ventre, il eut juste le temps de voir disparaître, dans les grandes herbes où s’abritait la source, l’arrière d’un canoë comme il n’en avait pas vu encore aux appontements de New-Port. Celui-là était petit, peint en rouge vif avec une sorte de gros œil noir et blanc peint sous sa pointe courbe.
Les récits de Tim lui revinrent brusquement en mémoire. Le chasseur lui avait longuement dépeint les légers bateaux des Indiens, faits d’écorce de bouleau et souvent enluminés de vives couleurs. Mais, toujours d’après Tim, les tribus indiennes les plus proches de Rhode Island se situaient surtout dans la vallée de l’Hudson et le nord du Connecticut. C’étaient, pour la plupart, des Iroquois et des Mohawks, résolument hostiles aux Insurgents et à la solde des Anglais.
Le sang de Gilles ne fit qu’un tour. Ce canoë qu’il avait vu disparaître devait être celui d’un espion venu reconnaître la puissance du camp français, ou peut-être même un éclaireur préparant la voie d’une attaque. On disait que le grand chef mohawk Thayendanega, l’homme des Anglais depuis que sa sœur
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