Le Gerfaut
Puis il y eut, traînant sur les ruines, la flèche jaune d’une lanterne sourde révélant les boucles d’argent et les talons rouges d’une paire d’élégants souliers au-dessus desquels s’érigeait la haute taille de Général en chef. Derrière lui venait Fersen, chargé comme un portefaix.
Un instant, Rochambeau considéra les deux hommes qui s’étaient levés à son entrée. Ses yeux graves s’attardèrent sur le visage de Gilles où la souffrance et la fièvre mettaient leur trace.
— Ôtez cet uniforme, dit-il. Je veux voir !…
Mais il arrêta Tim quand il voulut détacher les bandes qui serraient le torse du jeune homme.
— Inutile ! On ne fait pas pareil pansement pour rien et, en outre, il est toujours néfaste d’en déplacer un quand il est bien fait.
— Mon Général, s’écria Gilles, je jure sur le salut de mon âme que nous ne sommes pas des assassins !…
— Si je n’en étais pas certain, je ne serais pas ici, mon garçon. Mais, pour le moment, il me faut faire semblant de le croire parce que cela m’arrange. Néanmoins, remplissez votre mission à ma satisfaction et justice vous sera rendue. Nous verrons à faire entendre raison à M. de Lauzun et…
— Je n’en demande pas tant, mon Général !
— Que demandez-vous alors ?
— La permission de rencontrer, l’épée à la main, l’homme qui m’a fait fouetter comme un chien et de régler seul mes comptes.
— Avez-vous besoin de ma permission pour cela ? Un duel entre soldats…
— Non. Un duel avec un gentilhomme qui refuse de croiser l’épée avec un bâtard. Samson la Rogne n’est pas ce qu’il prétend être. Il porte un grand nom.
— Bien mal, alors. Vous aurez votre duel, Gilles, et j’en sais qui vous serviront de témoins. Maintenant, prenez cette lettre. Vous la donnerez au général Washington et vous resterez quelque temps à son service pour me laisser celui de régler votre affaire ici…
— Un mot encore, mon Général !… L’homme en question tentait de me faire avouer un secret qui ne m’appartient pas. Il semblerait que les nuits brestoises soient moins obscures que l’on ne croit. Un matelot du Duc de Bourgogne malade a laissé échapper d’imprudentes paroles dans son délire à l’hôpital de Conanicut. Le groupe de légionnaires en question s’y intéressait fort, en tout cas…
— Le nom de ces hommes ?
— Le chef se fait appeler Samson La Rogne. Je ne connais pas les autres…
Il y eut un court silence puis Rochambeau soupira.
— Je comprends. En ce cas, mon ami, il faut faire d’autant plus vite. J’aviserai à faire surveiller ces hommes et je vous remercie.
Puis, se tournant vers le Suédois qui attendait tranquillement sans paraître souffrir du poids de deux fusils, de poires à poudre, de pistolets et d’un énorme sac, il eut un petit rire :
— … Déposez donc tout cela, mon cher comte. Jamais, je gage, personne ne vous a encore demandé service de ce genre. Personne ne vous ressemble non plus, mon Général. C’est un plaisir de conspirer avec vous. Je vous souhaite bonne chance, Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les deux autres. Puis-je ajouter que je vous envie ? Vous allez approcher l’ennemi en rejoignant le quartier général. Nous, nous allons continuer à jouer au whist avec les bons bourgeois de Rhode Island.
— Votre tour viendra. Venez maintenant. Notre absence pourrait être remarquée et nous avons promis de finir la soirée chez les Jeffries.
Fersen fit la grimace et poussa un soupir à faire effondrer le reste de la casemate.
— Où M. de Lauzun a décidé de se produire pour apprendre aux dames les romances préférées de Sa Majesté la Reine. J’aimerais tellement mieux aller me coucher, Monsieur…
— Moi aussi, mon ami ! Mais vous n’êtes pas là pour vous amuser. Nous sommes en guerre. Bonne chance, vous autres !…
Un quart d’heure plus tard, Gilles, vêtu de daim et transformé en frère jumeau de Tim, quittait à la suite de son ami les vieilles fortifications. Au-dehors, la nuit était claire, chaude et lumineuse avec ce goût d’air marin qui fait oublier les pires canicules. Tim s’engagea dans les hautes herbes d’une prairie qui s’étendait vers le nord de l’île et se terminait par un boqueteau. Mais, quand Gilles voulut pousser Igrak sur ses traces, le jeune Indien refusa d’avancer et Gilles dut rappeler Tim.
— Je ne comprends pas ce qu’il dit,
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