Le Gerfaut
chuchota-t-il. Je crois qu’il a parlé de scalps !
À demi courbé dans les herbes, le chasseur et le jeune Indien échangèrent quelques paroles rapides puis Tim se mit à rire.
— Il ne veut pas rentrer chez lui, expliqua-t-il. Il dit que s’il n’a pas de scalps à rapporter il ne pourra pas devenir un guerrier, on le reléguera chez les squaws avec les papooses !
— Et ça te fait rire ? On ne peut cependant ni le laisser là ni lui permettre d’aller récolter les chevelures dont il a besoin.
— Oh ! s’il n’y avait que moi, je ne verrais aucun inconvénient à ce qu’il aille scalper ton ami Lauzun et quelques-uns de ses bonshommes. Mais je crois que j’ai une meilleure idée. Allez vous cacher dans ce boqueteau et attendez-moi.
— Où vas-tu ?
— Ne t’inquiète pas. Je n’en ai pas pour longtemps.
Et il disparut sans faire plus de bruit qu’un chat. L’herbe se referma sur lui comme l’eau de la mer sur un poisson. Après une demi-heure qui parut à Gilles aussi longue qu’une grande semaine, il reparut tenant négligemment à bout de bras une sorte de paquet blanchâtre tragiquement taché de sombre. Gilles regarda avec un frisson quand il le tendit à l’enfant avec une espèce de solennité.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? souffla-t-il. Tu n’as tout de même pas…
Imperturbable, Tim salua profondément Igrak dont les yeux s’étaient mis à briller dans la nuit et murmura entre ses dents.
— On boit sec, chez les hussards et on n’en dort que mieux. Je n’ai eu aucune peine à enlever ces perruques pour l’absence desquelles ils seront punis demain ce qui réjouit fort mon âme altérée de vengeance.
— Mais… le sang ? Car il y a du sang dessus.
— Un poulet attardé que j’ai saigné dessus. Ça fait très réel, tu ne trouves pas ? D’ailleurs, regarde ce gosse. Il est heureux comme un roi et il y croit. Évidemment, ce sera plus difficile de faire avaler la chose à son frère mais je m’expliquerai avec lui. Si tu veux mon avis, le courage de ce garçon est amplement démontré. Et puis… et puis il faut filer de là et à chaque jour suffit sa peine ! En route ! Il y a un village de pêcheurs en face de Prudence Island où on pourra trouver un canoë pour gagner la terre ferme…
Le cri d’une chouette dérangée fit écho au rire de Gilles mais, un instant plus tard, le boqueteau avait retrouvé sa tranquillité…
1 . Colonel en second du Régiment de Saintonge.
2 . C’était le titre porté par le premier Ambassadeur des États-Unis.
3 . En 1916, quand les États-Unis entrèrent en guerre, le grand Sachem des Iroquois adressa au Kaiser une déclaration de guerre personnelle.
4 . Armand de Gontaut-Biron, duc de Lauzun possédait, en effet, ce double sang agité.
5 . Consistait à attacher un homme par un filin suiffé à l’une des vergues hautes et à le laisser retomber brutalement dans la mer. Parfois le condamné devait passer sous le vaisseau d’un bord à l’autre.
CHAPITRE VIII
LA CAPTIVE
— Trois millions ! Trois millions seulement !
Sidéré, Gilles contempla un moment sans rien dire le chef des Insurgents, se demandant comment il devait prendre la chose et si c’était là une forme de l’humour particulier de ce gentilhomme dont l’aspect l’avait, à première vue, tellement impressionné. Mais le général Washington relisait la lettre de Rochambeau avec une attention qui excluait toute forme de plaisanterie et le jeune homme ne put s’empêcher de relever sa dernière parole.
— Seulement ? fit-il timidement. Puis-je me permettre de vous faire observer, Monsieur, que c’est une somme énorme ?
Le beau visage sévère du Virginien s’éclaira d’un sourire fugitif. Un court instant, il eut le charme d’une mer hivernale sous un rayon de soleil. Washington aimait la jeunesse, la spontanéité et le ton vaguement scandalisé de ce jeune Français vêtu de daim et qui s’exprimait si aisément en anglais, l’amusait.
— Pour un régiment, ou même pour une ville assiégée, j’en suis parfaitement d’accord. Mais pas pour une armée qui manque de tout depuis trop longtemps. Il nous faudrait trente millions… Néanmoins, ajouta-t-il très vite, ceux-ci seront les bienvenus et nous permettront de parer au plus pressé. Je vais, sur l’heure, donner les ordres nécessaires pour qu’un détachement aille prendre livraison aussi discrètement que
Weitere Kostenlose Bücher