Le Gerfaut
gronda-t-il. Et on prétend nous arrêter pour ça ! Pourquoi pas nous pendre ?
— C’est exactement ce que Lauzun réclame ! riposta Fersen froidement. Il menace même de se rembarquer avec ses hommes si on ne lui donne pas satisfaction. Cela dit, le Général n’a pas cru un mot de son histoire et, je vous l’ai dit, c’est lui qui m’envoie car il ne veut pas être obligé de vous arrêter.
— N’est-il donc plus le chef suprême avec M. le Chevalier de Ternay ? Que peut M. de Lauzun contre ses décisions ?
— Je vous l’ai dit : se rembarquer ! Et nous, nous ne pouvons pas prendre le risque de nous passer de sa légion. Rochambeau préfère temporiser, gagner du temps. Il m’a dit qu’il devait vous confier une mission qui vous éloignera de Rhode Island pendant quelque temps. Cela lui permettra de faire éclater la vérité et de calmer Lauzun. Il vous fait dire d’aller l’attendre dans un bastion de l’ancienne ligne de défense anglaise qui est derrière la ville, celui qui se trouve juste dans la ligne du clocher de l’église. Il vous y rejoindra après le couvre-feu pour vous donner ses instructions.
— Ça ne suffira pas ! grogna Tim. Qui dit mission dit voyage et qui dit voyage dit moyens de le mener à bien. Mes armes sont restées chez miss Martha Carpenter. Quant à mon ami Gilles, il n’a strictement rien de ce qu’il lui faudrait pour courir les bois. Cet uniforme bleu et jaune le rend aussi visible dans une forêt qu’un perroquet sur un perchoir. En outre, il faudrait de la nourriture pour nous et notre jeune compagnon, des munitions de chasse… et quelques autres plus appropriées aux Anglais qu’au lièvre…
— Assez, assez ! coupa Fersen. Vous aurez ce qu’il vous faut mais, pour l’amour du Ciel, dépêchez-vous de vous mettre à l’abri ! Et si le malheur veut que vous rencontriez un légionnaire, faites taire, je vous prie, cette grande bravoure qui vous caractérise et cachez-vous ! Ils sont capables de vous tirer à vue et les cadavres n’ont jamais fait de bons émissaires.
Tim marmotta quelque chose touchant l’extrême plaisir qu’il aurait à tordre le cou d’un duc français mais obéit tout de même, se faufilant, suivi des deux autres, à l’ombre de la haie de sureau tandis que Fersen, les mains au dos, se dirigeait d’un pas de promenade et le nez en l’air vers la demeure des Hunter, famille notable où il avait ses habitudes et dont, pour tuer le temps, il courtisait nonchalamment la fille.
Grâce à la profonde connaissance qu’avait Tim des coins tranquilles, passages déserts, haies touffues et vergers peu fréquentés, les trois fugitifs purent gagner sans encombre la vieille ligne de défense que Rochambeau n’avait pas encore eu le temps matériel de remettre en état. Écartant l’épaisse végétation qui l’assaillait de toutes parts, ils pénétrèrent à l’intérieur d’une enceinte à moitié ruinée où les madriers troncs d’arbre à peine dégrossis hérissaient des tas de pierres. Ils y trouvèrent une antique casemate à peu près habitable et s’y établirent pour attendre la nuit.
Depuis qu’ils avaient quitté Fersen, aucun d’eux n’avait ouvert la bouche. Tim, assis les coudes aux genoux et la tête dans les épaules, serrait les lèvres sur la pipe qu’il avait machinalement tirée de sa poche et fichée dans le coin de sa bouche. Il regardait devant lui, l’air absent, comme si tout ce qui venait de se passer ne le touchait pas. Mais Gilles tremblait de colère impuissante et d’indignation. Tellement qu’il ne sentait même plus les élancements de son dos déchiré. Sans l’ordre formel de Rochambeau, il se fût jeté avec bonheur dans le camp de Lauzun, l’épée au poing, pour y débusquer ce misérable Morvan et laver dans son sang l’indigne accusation portée contre le brave Tim qui ne s’était jeté dans ce guêpier que pour lui sauver la vie. Mais il comprenait qu’il lui fallait obéir aveuglément s’il ne voulait pas se perdre à tout jamais. Quant à Igrak, assis sur une pierre près de l’entrée il gardait une immobilité telle qu’on le distinguait à peine de ce qui l’entourait.
La nuit fut longue à venir. Enfin, les bruits de la petite ville s’éteignirent un à un. Quand il n’y eut plus dans l’air immobile que le cri d’un engoulevent et l’aboiement lointain d’un chien, des pas précautionneux se firent entendre dans les broussailles.
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