Le Grand Coeur
c’était bien ainsi que les choses devaient être.
Pour considérable que fût ma fonction, j’étais un
employé du roi, et une femme dans la position d’Agnès
ne pouvait avoir avec moi que des relations distantes,
d’une cordialité légèrement teintée de mépris, comme
il s’en établit avec un fournisseur.
— J’espère que vous en êtes contente, mademoiselle.
Vous pouvez compter sur moi pour mettre tous nos
moyens au service de vos désirs.
Un discret éclair passa dans les yeux d’Agnès qui avait
valeur de sourire. Je compris dès cet instant qu’en
elle, comme sur le clavier d’un orgue, voisinaient deux
registres d’expression : celui, bien marqué et même exagéré, des mimiques de société qui lui faisaient jeter à ses
interlocuteurs de gros morceaux de rire, d’étonnement
ou de chagrin, aussi rudement que l’on distribue des
bas morceaux à des dogues. Et en dessous, presque
imperceptibles, aussi peu marqués que les risées dessinées à la surface de la mer par une faible brise, les
signes de la souffrance, de l’espoir, de la tendresse et de
l’amour véritable.
— J’ai justement plusieurs commandes en vue, dont
je ne manquerai pas de vous entretenir. Vous savez que
de grandes fêtes approchent. Nous allons avoir besoin
d’y paraître.
Elle éclata de rire et ses amies firent de même. Tout
devint joyeux, précipité et futile. Elles repartirent en
troupe, en me saluant avec une désinvolture qui frisait
l’insolence.
*
Cette rencontre me plongea dans un grand embarras.
Pendant l’heure qui suivit, mon esprit fut traversé par
les pensées les plus contradictoires. Il faut dire qu’à
cette période, je commençais à prendre conscience de
mon extrême solitude. Mon dernier passage dans notre
ville m’avait fait mesurer à quel point d’indifférence
j’étais parvenu avec Macé. Elle vivait dans ses rêves de
noblesse et de piété. Rien de ce qui comptait pour elle,
les honneurs, les places, les subtilités de la préséance
berruyère, n’avait de valeur à mes yeux. En même temps,
je satisfaisais toutes ses exigences. La famille entière
semblait d’ailleurs avoir calqué ses désirs sur ceux de
Macé. Mon frère, désormais cardinal, s’était toujours
accordé avec sa belle-sœur ; il se livrait aux mêmes passions qu’elle, sous le couvert de la pourpre. Nos enfants
aussi avaient tout à fait adopté les vues de leur mère.
Mon fils Jean était sorti du séminaire. Il semblait en
avoir plus appris sur les moyens de se servir de l’Église
que sur ceux de servir Dieu. Ma fille se préparait à un
beau mariage. Seul Ravand, mon plus jeune fils, se montrait intéressé à suivre ma voie. Mais c’était par goût
de l’argent et non, comme moi, en poursuivant des
chimères. Tant mieux pour lui : il n’en serait que plus
facile à contenter. Je l’avais mis en apprentissage auprès
de Guillaume et il s’en trouvait bien.
Personne, dans la famille, ne paraissait attendre de
moi autre chose que de faire couler à flots les richesses.
Et personne n’avait l’air de supposer que je pusse
avoir, moi aussi, des désirs, des besoins, une souffrance.
Depuis la mésaventure avec Christine, j’avais continué
à user des femmes sans me confier à aucune. Ces rapports brefs, charnels, étaient placés sous l’empire d’une
double violence : celle de la cupidité que suscitait ma
fortune et celle de ma méfiance à l’endroit des sentiments. Rien de tout cela ne me disposait à l’amour, et
ma solitude était encore accrue par ce commerce brutal.
S’y ajoutait mon perpétuel déracinement. Je vivais sur
les routes, nouais des relations dans les villes où je passais, en sachant que je devrais les quitter sous peu. Mes
amitiés étaient toutes scellées avec le ciment de l’intérêt.
L’immense tissu de mes affaires devenait de plus en plus
étendu et solide. Mais j’étais seul au milieu de cette multitude, pris au piège comme une araignée qui se serait
enfermée dans sa propre toile. Certains jours, je n’y pensais pas, pris par le flot de mes activités ; d’autres, balancé
par ma monture sur l’espace ouvert des routes, je me
livrais aux songes dans lesquels la solitude se dissout.
Mais quand l’activité se ralentissait, quand les nouvelles
étaient mauvaises, quand ma présence auprès du roi me
faisait sentir physiquement la menace et le danger, le
sentiment douloureux d’être seul m’envahissait. J’étais
exactement dans
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