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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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Après notre première et brève rencontre, je ne la revis de longtemps en tête à tête. Curieusement, cet état de fait me convenait. Le sentiment
qu’elle avait fait naître en moi était si fort que j’avais
d’abord cédé à la panique et voulu fuir. Mais quand,
retenu par la convocation du roi, j’eus l’obligation de
rester près d’elle, je me rendis compte que séjourner
dans son voisinage, l’apercevoir de loin, lui parler en
public, me causait un plaisir intense et, en quelque
sorte, me suffisait. Je craignais qu’en nous rapprochant
davantage, la force qui m’attirait vers elle ne devînt trop
puissante et nous conduisît à un désastre.
    J’observais le roi en sa compagnie. Son amour ne prenait jamais une forme hardie et il se gardait toujours du
moindre geste d’affection en public ; sa passion, du
coup, ne s’exprimait que par la jalousie. Je notai son
regard quand Agnès s’adressait à un autre homme. Il
quittait en pensée la conversation dans laquelle il était
engagé et la suivait des yeux avec une expression
inquiète, douloureuse et mauvaise. Je pris bien garde à
ne pas susciter semblable sentiment. Et j’étais reconnaissant à Agnès de ne jamais me placer dans cette posture
délicate et dangereuse. Sa grande finesse lui avait fait
comprendre depuis longtemps quelle prudence elle
se devait d’observer devant le roi. Eût-il été plus avisé
qu’il aurait compris son jeu : en vérité, elle marquait
ses faveurs en public à ceux qu’elle voulait perdre. AinsiCharles d’Anjou, qui l’avait présentée au roi, car il tenait
auprès de lui non seulement le rôle officiel de chef de
son Conseil, mais aussi celui, moins avouable, d’entremetteur et pourvoyeur de chair fraîche, se voyait câliné
en public par Agnès. Il avait la faiblesse de s’en amuser,
sans se rendre compte qu’elle préparait ainsi sa disgrâce.
Au contraire, Brézé, mon ami Brézé, toujours audacieux, ambitieux pour le royaume, généreux pour ses
proches, était, je le savais, très apprécié d’Agnès. Elle ne
lui marquait pourtant que de la froideur quand elle le
rencontrait en présence du roi.
    Ainsi se passèrent les semaines brillantes et heureuses
pendant lesquelles, suspendu à un événement dont je
ne pouvais imaginer ni la nature ni le moment et qui me
rapprocherait d’Agnès, je me contentai de la voir, de
l’entendre, de la savoir près de moi.
    *
    Je devins tout à coup très assidu au Conseil, suivant
le roi dans son errance majestueuse, de château en
château. C’était la première fois, en vérité, que je partageais complètement la vie de la cour. Je fus étonné
de constater qu’elle était faite presque en parts égales
d’ennui et de fêtes, deux états que j’avais jusque-là fort
peu connus. L’ennui régnait sur le château pendant
de longues heures. La vie m’avait habitué à me lever tôt ;
je découvris ainsi des matinées immobiles et silencieuses,
chacun enfermé dans ses appartements. L’espace était
livré aux valets et aux chambrières. Ils entretenaient le
silence afin de ne pas compromettre la liberté qu’il leur
assurait. Les après-midi étaient également alanguies,soit qu’elles fussent rendues lugubres par la pluie, soit, à
mesure que la saison avançait, parce que le soleil et la
tiédeur de l’air instillaient dans les consciences amollie
des envies de sieste ou de bavardages chuchotés. Mais le
soir, tout s’éveillait et la fête prenait possession du lieu.
L’éclat des candélabres, l’enivrante présence des parfums, le chatoiement des couleurs et des fards, tout
concourait à une excitation qui commençait avant le
souper et finissait tard dans la nuit.
    J’appris à mesurer le raffinement de la maison
d’Anjou qui triomphait alors. Charles d’Anjou à la tête
du Conseil, René en futur beau-père du roi d’Angleterre, la reine Marie qui, pour infidèle que fût son
époux, n’en multipliait pas moins les héritiers, on ne
voyait partout que des Angevins. Je connaissais mal le
roi René, le chef de cette maison. C’était un piètre politique qui avait perdu en Italie tous les biens dont il avait
hérité et qui n’était roi de Jérusalem que sur le papier.
Mais il fallait lui rendre cet hommage qu’il savait vivre.
Jusqu’alors j’avais servi le luxe comme nul autre ; le paradoxe est que j’en avais peu profité. Depuis l’enfance, je
rêvais de palais mais je continuais, comme jadis avec
mon père, d’y

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