Le Grand Coeur
entrer en étranger, sans y séjourner longtemps. Il fallut ma rencontre avec Agnès et ma brutale conversion à la vie de cour pour que j’éprouve tout
à coup le trouble d’habiter vraiment dans de riches
demeures, d’y occuper une place, de vivre au rythme
des fêtes qui s’y déroulaient.
Cette conversion, quoiqu’elle eût des causes bien différentes, était assez semblable à celle qu’avait connue
le roi. Auparavant, sa vie, et celle de sa famille, était
austère. Les manifestations publiques se bornaient à latenue des quatre cours plénières, à Pâques, à la Pentecôte, à la Toussaint et à Noël. Le roi faisait des cadeaux à
ses courtisans et assistait à une messe solennelle. Puis
avait lieu un festin à la fin duquel les valets jetaient des
pièces aux cris de « largesse, largesse ». C’était simple,
bref, et au fond assez triste. Depuis que le roi se montrait ouvert au plaisir, certains usages en vogue dans
d’autres cours s’étaient introduits dans la sienne.
Le grand ordonnateur de ces réjouissances nouvelles
était sans conteste le roi René. Son énergie en la matière
forçait l’admiration. Les circonstances étaient particulièrement favorables pour lui et, quand nous le rejoignîmes
à Nancy, il nous réserva une véritable apothéose de
divertissements en tout genre. Par ses voyages, les ramifications de sa famille et sa propre curiosité, le roi René
était au courant de tout ce qui se faisait en Europe, en
matière de fêtes. Il ne voulait pas être le dernier à s’y
livrer. Il entretenait des troupes d’artistes et d’entremetteurs. Ce fut lui qui introduisit en France la coutume
du « pas », qui était depuis longtemps en usage en Bourgogne. Ces pas étaient des tournois de chevalerie dont
les règles compliquées avaient été fixées en Allemagne
ou en Flandre. Dans ces fêtes le vieux fonds guerrier et
courtois de la chevalerie se mêlait à tous les artifices du
luxe moderne : armes ciselées, robes magnifiques, spectacles grandioses précédant le tournoi.
Le roi paraissait beaucoup se divertir pendant ces
fêtes. Après la reddition des Messins, il se rendit à Châlons où René avait organisé en son honneur un « pas »
qui dura huit jours. Charles s’y fit acclamer en rompant
des lances avec Brézé qui, d’évidence, le laissa vaincre.
Agnès était celle que le roi entendait éblouir. Il la saluaitostensiblement. Elle était revêtue pour la circonstance
d’une armure d’argent incrustée de gemmes. Cette
pièce exceptionnelle, comme d’ailleurs la quasi-totalité
des parures, harnachements et ornements qui donnaient son éclat à cette assemblée, provenait de l’Argenterie. J’avais reçu pendant les semaines précédentes tout
ce que la cour comptait d’illustre et je m’étais efforcé de
donner à tous, même aux plus désargentés, les moyens
de tenir leur rang. Agnès elle-même était venue me
trouver en personne. Elle n’avait pas pu ne pas remarquer mon trouble. Cependant, elle n’était pas seule,
et la conversation resta limitée aux questions pratiques
qui concernaient ses demandes pour le « pas ». Cette
entrevue me laissa perplexe et quelque peu mélancolique. C’était la première fois que je la revoyais en particulier et si longtemps depuis notre première rencontre.
Même en tenant compte de la réserve à laquelle la
contraignait la présence de ses suivantes, je ne décelai
plus rien en elle de ce que j’avais cru percevoir d’abord.
Aucun signe, même le plus discret, aucun regard,
aucune parole à double entendement ne donna prise à
mes sentiments. J’en vins à me demander si, une fois
encore, je n’avais pas été emporté par des rêves qui
n’appartenaient qu’à moi.
Son attitude pendant le pas, que j’observai attentivement et sans avoir besoin de dissimuler, car tout le
monde n’avait d’yeux que pour elle, me la montrait plus
amoureuse que jamais du roi et plus que jamais aimée
de lui.
Avoir le cœur triste pendant une fête est le meilleur
moyen de porter sur elle un jugement froid. Je disposai
ainsi de huit jours, au cœur des réjouissances, pour meformer une opinion sur le compte du roi René et de la
forme de luxe et de plaisir qu’il avait introduite à la
cour. J’étais vêtu richement pour l’occasion, car le roi
me faisait quérir à tout instant pour l’accompagner ici
ou là ou me demander de régler des détails matériels.
J’arborais un sourire de circonstance,
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