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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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est pour celle à qui elle échoit une fatalité douloureuse. Semblable beauté est une image de l’absolu à
laquelle rien ne peut être ajouté. Et pourtant, celle qui
la porte sait combien elle est éphémère. Elle lui confère
une autorité naturelle, un pouvoir d’une puissance inégalée, mais par le moyen d’un corps désarmé, fragile,
qu’un rien peut rompre. La beauté, à ce degré, sépare
des autres mortels, suscitant leurs désirs et leur jalousie.
Pour un qu’elle satisfera, elle fera quantité de victimes,
qui transformeront la douleur de leur amour déçu en
volonté dangereuse de vengeance. Les rois, auxquels
il est impossible de rien refuser, reconnaîtront une
telle beauté comme l’offrande de choix que la nature
leur réserve. En sorte que celle qui en est porteuse
devra le plus souvent se détourner de ses propres désirs
pour suivre la haute carrière vers laquelle sa perfection
l’entraîne malgré elle. À ce même instant, je pensais àCharles, à son haleine mauvaise, à ses membres tors, à sa
barbe rêche, et j’imaginais ses mains sans grâce sur cette
peau diaphane, sa bouche sur ces lèvres pâles...
    Accoutumée à se défier tout autant des sentiments
qu’elle ressentait que de ceux qu’elle suscitait chez les
autres, la jeune fille marqua devant moi un temps d’hésitation. La faveur royale, à laquelle elle se savait destinée, lui faisait craindre tout autre attachement, qu’elle
serait malgré elle contrainte de repousser. Or, en me
voyant, elle me l’a dit plus tard, elle a ressenti le même
trouble qui m’avait envahi quand elle s’était avancée
vers moi.
    Je ne dispose pourtant pas des mêmes qualités qu’elle.
De vingt ans son aîné, sans prétention de beauté, vêtu
comme un valet de ferme qui rentre les foins, aucun
signe ne lui permettait de savoir qui j’étais ; je ne pouvais faire impression sur elle par aucun pouvoir ni artifice. Et pourtant, je le sais, elle a dans cet instant éprouvé
un profond sentiment pour moi. Nous avons eu maintes
occasions d’en parler ensuite. L’explication qu’elle
m’a donnée n’a guère éclairci le mystère. Elle m’a,
d’après ses dires, reconnu immédiatement « comme son
double ». C’est un mot bien étrange, je vous l’accorde,
et jamais double ne fut plus dissemblable. Mais elle
vivait dans un monde qui lui appartenait en propre et
auquel le monde réel ne participait que peu. Sans doute
était-ce le refuge qu’elle s’était créé pour se protéger
des agressions de la vie. En tout cas, seuls entraient dans
ce monde ceux qu’elle élisait en secret et j’eus le privilège douloureux d’y prendre une place éminente dès
notre première rencontre.
    Les autres filles s’étaient, à leur tour, avancées sous lesfeuillages et leurs yeux habitués à l’ombre me fixaient.
C’était toutes des demoiselles de la suite d’Isabelle de
Lorraine, la femme du roi René. Plusieurs d’entre elles
m’avaient aperçu de loin, quand j’étais auprès du roi et
que leur maîtresse se tenait à mes côtés. L’une d’elles,
moins continente, s’écria en mettant la main devant la
bouche :
    — Maître Cœur !
    Ainsi Agnès apprit-elle qui j’étais. Je ne voulais pour
rien au monde que son attitude en fût changée. Aussi je
m’avançai et, pliant un genou, je la saluai sans la quitter
des yeux.
    — Jacques Cœur, mademoiselle, pour vous servir.
    J’avais mis l’accent sur Jacques et elle résolut immédiatement de se situer dans la même intimité.
    — Agnès, prononça-t-elle d’une voix claire, ajoutant
dans un souffle : Sorel.
    Aucune autre ne dit son nom, comme si toutes avaient
compris que la scène se passait exclusivement entre elle
et moi. À l’instant où je notai ce fait, je sentis une ombre
d’alarme passer sur le visage d’Agnès. Quelle que fût la
force de ce que nous éprouvions et d’autant plus qu’elle
était grande, il fallait à tout prix en cacher l’évidence à
ces petites personnes. Elles feignaient l’obéissance et la
joie, mais dissimulaient sans doute sous ces atours les
poignards de l’espionnage, de la jalousie et de la trahison.
    Agnès recula d’un pas et ébaucha une révérence.
    — Je suis une fidèle cliente de votre Argenterie,
maître Cœur.
    Ses yeux, qui, tandis qu’elle parlait, allaient de l’une
à l’autre, montraient assez que ce n’était pas à moi seulqu’elle parlait. Les suivantes opinèrent, confirmant par
là que

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