Le Grand Coeur
cet état d’esprit quand je rencontrai
Agnès.
Voilà pourquoi sans doute l’envie de la revoir, d’être
avec elle, de lui ouvrir mon cœur fut si forte. Un instant,
elle m’avait fait apercevoir les délices oubliées de
l’amour. C’était absurde, beaucoup trop précipité. Pourtant, depuis ma première rencontre avec Macé, j’ai
compris que l’amour véritable, quand il survient, procède ainsi, chez moi, du premier coup d’œil. Je suis
bien sûr, d’ailleurs, qu’en cette matière, les certitudes
ne procèdent pas du temps. Ce n’est pas l’habitude qui
les crée. Elles débarquent, tout armées, sans se laisserannoncer. Les lettres que l’amour trace en nous ne sont
jamais plus faciles à déchiffrer que sur la page blanche
d’un esprit non préparé.
Quoi qu’il en fût, j’étais amoureux. En même temps
et avec la même force, je mesurais l’horreur de cet aveu.
Agnès était la maîtresse du roi. Et j’étais, moi, dans l’entière dépendance de cet homme dont je ne connaissais
que trop le caractère jaloux et la cruauté. J’eus un instant le désir de fuir. Après tout, mes affaires m’appelaient partout et je trouverais bien quelque incendie à
éteindre quelque part, pour justifier mon départ.
L’après-midi avançait et j’étais dans ces affres quand
soudain un messager vint me faire savoir que le roi
tiendrait son Conseil le lendemain et comptait sur ma
présence. La retraite m’était coupée. Je n’avais d’autre
choix que de me calmer.
Donc, je restai à la cour et n’en repartis plus, sauf
pour quelques missions. Ce fut le début d’une nouvelle
étape de ma vie. D’un coup, je m’éloignai de mes
affaires. Moi qui, pendant ces dernières années, n’avais
vécu que dans la fièvre des commandes, des convois, des
transactions, j’en abandonnai presque immédiatement
le soin à Guillaume. C’était désormais possible, car le
réseau que nous avions construit était solide. Plus de
trois cents facteurs me représentaient dans toute l’Europe. Les mouvements d’argent et de marchandises
étaient incessants. Ils se déployaient autour d’un point
névralgique qui était l’Argenterie à Tours. Nous avions
réussi en peu d’années à faire du royaume de France,
régénéré par les victoires, le nouveau centre du monde
vers lequel convergeaient les plus enviables richesses. Le
mouvement lancé, il suffisait de l’entretenir. Guillaumeet quelques autres, tous venus du Berry et liés à moi par
des relations plus ou moins proches de parenté, s’y
entendaient à merveille.
Ainsi, pour la première fois, délivré de la charge qui
me tenait constamment éloigné, je plongeai dans la vie
de cour.
Ce monde, que je n’avais jusque-là qu’effleuré, fut
une découverte pour moi. D’abord, je m’émerveillai
de son luxe. L’interminable cohorte de chariots qui
accompagnait le roi d’une ville à l’autre contenait des
trésors. J’en pris la pleine mesure quand, peu après mon
arrivée, nous partîmes pour Tours. Là, nous rejoignîmes
la reine. Les négociations pour le mariage du roi
d’Angleterre arrivaient à leur terme. Le duc de Suffolk
était attendu en grande pompe, pour conclure l’accord
final. J’étais sollicité par tous en vue de ces fêtes. Les
commandes pleuvaient à l’Argenterie et je consentais de
nombreux prêts.
Tout cela n’était encore qu’habituel. Mais quand
l’heure des cérémonies fut venue, je vis soudain paraître
sous les voûtes de Plessis-lès-Tours toutes les richesses
que j’avais permis d’obtenir. Ces tissus, ces broderies,
ces joyaux, ces armes, ces équipages, ces plats parfumés
d’épices, ces coupes chargées de fruits exotiques, tout
cela était l’envers glorieux et vivant des contrats, engagements, lettres de crédits, relevés d’inventaires qui faisaient mon quotidien. J’avais vécu jusque-là dans le
mécanisme de l’horloge et soudain, face au cadran, j’admirais la course harmonieuse des aiguilles et les sons
précis du carillon. Je pris conscience de l’assèchement
qu’avait subi mon cœur pendant ces années laborieuses.
À la poursuite de mes rêves, j’avais fini par les perdre devue, cachés qu’ils étaient par la grisaille des chiffres et
l’effort mesquin de l’activité commerciale. Et tout à
coup, je reprenais pied au cœur de mes songes, qui,
entre-temps, étaient devenus réalité.
J’étais reconnaissant à Agnès d’avoir provoqué cette
transformation.
Weitere Kostenlose Bücher