Le Grand Coeur
semblait l’avoir choisie tout exprès
parmi les autres, en raison de son peu de méchanceté.
Elle ne fit aucune difficulté à se séparer de sa maîtresse.
Marc avait l’air tout réjoui d’être ainsi accommodé dans
la proximité de la jeune fille. Ce fut moi, cette fois, qui
lui adressai un sourire goguenard.
Avant la tombée de la nuit, Agnès me fit monter enhaut de la tour : on voyait loin au-dessus des bois et
l’on pouvait même distinguer à l’ouest les fumées de
Paris. Nous nous tenions côte à côte accoudés aux
pierres rugueuses d’un large créneau. La paix du crépuscule n’apaisait guère mon trouble. Je sentais le
souffle d’Agnès, légèrement accéléré par la montée des
marches, à moins que ce ne fût par l’émotion, mais je
me jugeais fou de l’espérer. Cependant, elle ne faisait
rien qui pût me laisser deviner ses sentiments, et je restai
plus que jamais sur mes gardes. Nous redescendîmes
à la nuit noire. Marc nous fit servir un souper, dans
une pièce de notre étage qui avait dû servir de salle de
commandement du temps des Anglais. La table en son
milieu était de petites dimensions. Elle datait sans doute
des amours de Charles et d’Isabeau. Tout autour, quantité de chaises avaient été disposées par les Anglais, pour
leurs conciliabules guerriers.
Pendant le voyage, nous avions déjà beaucoup parlé,
Agnès et moi. Nous nous étions découvert, elle la
Picarde et moi le Berrichon, une passion commune
pour l’Italie. Elle y avait suivi Isabelle de Lorraine pendant plusieurs années. Grâce à elle, elle avait rencontré
de nombreux artistes, avec lesquels elle entretenait une
correspondance.
La conversation au grand air, pendant la chevauchée
et dans la proximité de sa suivante, ne pouvait être très
intime, quoique chaque mot d’Agnès me parût chargé
d’un poids de sentiments qui en prolongeait le sens.
Elle m’en apprit beaucoup à propos de ses origines et
m’éclaira sur sa formation. Elle était fille d’un petit seigneur de la région de Compiègne. Il appartenait à la
maison de Bourbon et, par l’entremise du duc qui s’étaitallié aux Anjou, Agnès avait rejoint très jeune la suite
d’Isabelle de Lorraine. Cette femme énergique et
cultivée l’avait beaucoup influencée. Elle me raconta ce
que je savais déjà, à savoir qu’après la défaite de son
mari et sa capture à Dijon, Isabelle avait réuni les vassaux de René dans le château de Nancy et s’était fait
jurer fidélité. Quand ensuite, par le hasard des successions, le malheureux captif s’était retrouvé roi de Naples,
de Sicile et de Jérusalem, Isabelle était partie en Italie
prendre possession de cet héritage, en attendant sa libération. Elle avait défendu vaillamment son bien, vendant
bijoux et argenterie pour lever une armée contre le roi
d’Aragon. Et elle y avait mis plus d’habileté que le
pauvre René qui, une fois libéré, s’était empressé de
tout perdre. Cet épisode était connu. Le plus intéressant était de constater l’impression qu’il avait faite sur
Agnès. Isabelle de Lorraine lui avait donné, outre une
haute culture et une bonne éducation, le modèle d’une
femme libre, audacieuse et forte. Agnès admirait particulièrement en elle ce mélange d’amour profond, total,
car elle avait vécu avec René une véritable passion, et, en
même temps, d’indépendance qui la rendait capable
d’agir seule. Les circonstances n’avaient pas offert à
Agnès les conditions favorables pour suivre à l’identique
l’exemple d’Isabelle. Mais je pressentais, et la suite me
le prouva, qu’elle cultivait en elle les mêmes qualités et
trouverait les moyens de les exprimer.
Ce premier soir au château, nous dînâmes presque
en silence. La dernière étape avait été longue. Ce lieu
chargé d’intimité royale, ces pièces qui avaient été
témoin de la mort et de l’amour, de la défaite et du
renouveau, suscitaient le malaise. Malgré la petite dimension de la salle et les tentures qui étouffaient les bruits,
nous nous sentions bizarrement intimidés, comme si
nous avions dîné sous de hautes voûtes sonores.
Après le souper, chacun se souhaita la bonne nuit
et se retira de son côté. Je fis monter de l’eau par Marc
et pris le temps d’une longue toilette pour ôter de ma
peau la poussière de la route et les odeurs mêlées de ma
sueur et de celle de mon cheval. J’entendis des allées et
venues en face qui indiquaient
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