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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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attention à leurs états d’âme. Charles
était certainement sincère : il était fort au-dessus de ces
bassesses et s’il lui arrivait de noter sur les visages les
morsures de la jalousie, sa cruauté naturelle devait en
jouir. Agnès, elle, comprenait tout. Mais au prix d’un
effort constant, elle parvenait à ne rien laisser paraître
et redoublait d’amabilité avec ses pires ennemis.
    Elle ne tira aucune vanité de son nouveau titre de
Dame de Beauté. Ce nom était pourtant doublement
provocant puisqu’il était à la fois un signe de noblesse
et un compliment. Elle le porta comme ses toilettes :
avec plaisir et naturel, sans chercher à briller mais sans
se priver d’y parvenir.
    Les réjouissances de Nancy et de Châlons requéraient
sa présence et ne lui permirent pas de prendre possession de son domaine. C’est peu après le « pas » qu’elle
décida de s’y rendre. Et à ma grande surprise, elle m’emmena.
    J’eus là une première illustration de son habileté. Elle
avait si ostensiblement marqué de l’indifférence et
même de la froideur à mon endroit pendant toutes ces
semaines que le roi, pourtant jaloux, ne vit aucune
objection à ma présence aux côtés d’Agnès pour ce
voyage. De plus, comme il était question de procéder àde profonds aménagements du château, il était assez
logique que je me rende compte par moi-même de ce
qui serait nécessaire.
    Nous partîmes avec une escorte armée, mais nous
n’étions que quatre autour d’Agnès. Elle avait emmené
une seule de ses suivantes et j’étais accompagné de
Marc. J’avais hésité à le prendre avec moi. Je savais qu’il
me faudrait supporter son sourire en coin et ses coups
d’œil entendus. Si Agnès, par malheur, avait l’intelligence d’un de ces signes, elle risquait de me prendre
pour un grossier personnage. Finalement, j’emmenai
Marc mais lui ordonnai de trotter derrière nous et de
garder ses distances.
    Ce fut un voyage assez bref, car Agnès était bonne
cavalière et tenait à faire de longues étapes. Nous eûmes
deux journées de mauvais temps. Elle prenait plaisir à
galoper sous l’orage, semant la panique dans l’escorte.
Les hommes étaient gênés par leurs armes pour la
suivre, si bien que nous nous retrouvions souvent seuls.
J’eus l’impression de voir apparaître sous le masque de
la femme de cour un autre personnage, exalté, presque
violent, dont le regard, par instants, brillait d’une
flamme inquiétante. Sa coiffure était ruinée par la pluie
et son fard coulait. Une énergie sauvage émanait d’elle.
Les regards qu’elle me jetait parfois, ses grands éclats
de rire, sa manière de passer sa langue sur ses lèvres
humides de pluie froide me troublaient profondément.
Je retrouvais la familiarité puissante de notre première
rencontre. Je ne savais pour autant que penser ni surtout quoi dire.
    Nous traversâmes Vincennes par une belle journée de
soleil. Mais nous entrâmes à Beauté sans avoir pu nousremettre des désordres de l’orage. Si bien que c’est avec
l’allure d’une troupe de bohémiens que nous franchîmes le pont qui enjambait les douves du château.
    J’accompagnai Agnès en fin d’après-midi pour visiter
Beauté. Les Anglais ne l’avaient pas entretenu mais ils
s’étaient heureusement gardés de le piller. Les pièces
étaient déjà sombres et je tenais à la main un flambeau.
Dans la bibliothèque de Charles V, des milliers d’ouvrages bien alignés brillaient, à la lueur des flammes, et
lançaient dans l’obscurité des éclats d’or. La tour carrée, au milieu du château, comptait trois étages. La
chambre des Évangélistes était décorée de peintures
monumentales. La chambre « au-dessus de la fontaine »
n’avait pas subi de transformation depuis que Charles V
y était mort. Son fils aimait se retirer dans ce château
avec Isabeau de Bavière, à l’époque heureuse où la folie
n’avait pas encore aliéné son esprit. Il avait fait fermer
les pièces austères et tragiques dans lesquelles le vieux
roi avait terminé sa vie et avait aménagé un étage pour y
séjourner en amoureux. Agnès prit pour elle une des
chambres de cet étage et me réserva l’autre, qui en était
séparée par un palier meublé d’une grande armoire en
chêne. Elle décréta que le personnel demeurerait au
rez-de-chaussée, comme c’était d’ailleurs l’usage sous
Charles VI. Sa suivante était une grande fille souriante
et silencieuse. Agnès

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