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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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été
menée à lui par les Anjou et avait ressenti une immense
horreur d’être livrée à un tel personnage. Tout en lui lui
répugnait. Son apparence la repoussait, elle trouvait
ridicule les grosses maheutres qui cachaient ses épaules
trop étroites et les chausses souvent malpropres qui soulignaient le galbe difforme de ses jambes. Elle n’aimait
ni ses manières ni ses pensées. Sa voix et même, quand
il s’assoupissait, sa respiration lui causaient un déplaisir violent, d’une nature presque animale. Et pourtant,
elle ne s’était pas révoltée. Elle avait demandé à Jésus
des heures durant de lui donner la force de surmonter
l’épreuve qu’il lui avait envoyée. Et c’était dans ces
heures-là qu’elle se sentait la plus grande intimité avec
Lui, le Crucifié. Il l’écoutait, la consolait et lui montrait
doucement la voie d’une sorte de résurrection.
    Si elle avait appris à vivre auprès de Charles, c’était
que le Christ lui avait donné la force de surmonter son
dégoût, de noyer son aversion dans la gaieté des fêtes,
d’illusionner sa répulsion à grands coups de parfums
et d’étoffes précieuses. La recette était un peu forcée.
Agnès continuait au début à sentir sous la douceur des
sauces l’amertume du mets. Cependant, peu à peu, le
miracle s’était produit. Sous la double influence de son
amour et des victoires qu’obtenaient ses armées, Charles
avait changé. Certes, elle ne doutait pas plus que moi
que, sous les apparences nouvelles, le même homme
continuait d’exister. Mais, à tout le moins, la vie auprès
de lui devenait plus supportable. Et elle avait rendugrâce à Dieu de ce bienfait. Elle avait enfin compris
les paroles de son confesseur, auquel elle s’était bien
gardée pourtant de livrer ses pensées intimes : le salut
vient par les épreuves que le Seigneur nous envoie.
Cette idée la retenait, si elle en avait eu la tentation, de
se montrer ingrate avec son Créateur. Le Christ l’avait
sauvée, mais elle ne doutait pas, puisqu’il voulait
son bien, qu’il allait l’éprouver de nouveau. Ainsi continuait-elle de nourrir une peur voluptueuse, la certitude de courir un danger imminent et l’espoir qu’il lui
ferait franchir de nouvelles étapes sur la voie de la
sagesse et du salut.
    La peur avait changé de nature, avec la transformation du roi. Au début, Agnès craignait sa présence et
redoutait que la situation que le destin lui avait imposée
ne durât encore longtemps. Ensuite, elle avait eu peur
du contraire : qu’il se sépare brutalement d’elle, comme
elle m’en avait fait la confidence à Beauté. Désormais
qu’Anjou était éliminé, ses angoisses étaient plus diffuses mais non moins fortes. Je pense aujourd’hui
qu’elle avait une prescience de son destin.
    Sur le moment, j’avoue ne pas très bien avoir compris
ses craintes. Elles me paraissaient procéder d’une image
du monde fort peu chrétienne. Tout ce qu’Agnès voyait
constituait en effet un signe, qui ne prenait son sens que
dans une autre réalité, connue d’elle seule. Ainsi, je l’ai
dit, elle m’avait identifié comme une sorte de jumeau
dans l’univers de ses songes ou de ses origines. Au
contraire, certaines personnes étaient porteuses de
maléfices, en vertu du rôle qu’elles jouaient dans l’invisible. Ces conceptions auraient pu la conduire à la folie
mais, bizarrement, elles lui donnaient au contraire unegrande force et une grande habileté. Elle se défiait des
uns, se confiait à d’autres, se protégeait de ceux-ci et
ouvrait son cœur à ceux-là, guidée par ces intuitions, ces
réminiscences et, pour étonnant que cela parût, ne se
trompait guère.
    Réincarnations, sortilèges, malédictions et superstitions occupaient sa pensée et, sans qu’elle en eût
conscience, l’éloignaient énormément des conceptions
catholiques. Le lui aurait-on fait remarquer qu’elle se
serait récriée : elle était persuadée d’être une fidèle
exemplaire de l’Église. Et, en effet, à côté de ses idées
étranges ou, si l’on veut, au-dessus d’elles, dominait un
grand respect pour toutes les institutions de la chrétienté. Elle vouait une véritable vénération au pape,
héritier de saint Pierre. Il est vrai qu’elle était née pendant la période où il n’y en avait plus qu’un seul et avant
que le concile de Bâle n’en impose de nouveau un
second.
    J’étais touché, par ces révélations, d’en apprendre un
peu

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