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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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plus sur Agnès. Elle avait dû être une enfant tragiquement solitaire et malheureuse. Nous sommes allés ce
jour-là nous promener près des étangs qui bordent le
château. Le ciel du Berry était pommelé de nuages.
Agnès ramassait en riant des herbes sèches et des
mousses. Je la regardais, frêle et joyeuse, courir dans ces
landes rousses. Une idée m’est venue alors, inattendue
et qui me parut d’abord grotesque : je la comparai
à Jeanne d’Arc. Je ne l’avais pas connue, mais Dunois
et tant d’autres m’en avaient parlé. Agnès et elle
étaient deux gamines semblables, écoutant leur solitude
et capables d’y puiser des forces inouïes. L’une était
devenue la maîtresse du roi, l’autre son capitaine, maissous ces rôles différents se cachait une même capacité à
s’emparer du pouvoir pour l’attacher à sa volonté.
Charles, chétif et indécis, se mettait à la remorque de
telles énergies pour surmonter des obstacles infranchissables. Mais il ne pouvait supporter longtemps de suivre
et de dépendre. Il n’avait rien tenté pour sauver Jeanne,
au point que certains se demandaient si sa mort ne
l’avait pas délivré d’une alliée devenue encombrante.
J’eus tout à coup le pressentiment douloureux qu’il
abandonnerait Agnès de la même façon.
    Elle me tendit son bouquet sec et me demanda pourquoi, en la regardant, j’avais les larmes aux yeux. Je ne
sus quoi lui répondre et l’embrassai.
    *
    Je voudrais avoir le temps de finir ce récit. Il me
semble essentiel de pouvoir évoquer jusqu’au bout mon
amour pour Agnès. Refaire le chemin jusqu’aux derniers instants, traverser les champs fleuris pour arriver
jusqu’aux labours glacés... il me semble que ma vie en
dépend. Elle ne sera véritablement accomplie, et j’oserais dire heureuse et réussie, que si j’y parviens.
    Je me pardonne d’autant moins l’imprudence que j’ai
commise hier et qu’Elvira m’a violemment reprochée.
Le fait qu’il ne se soit rien produit depuis la visite de
l’homme envoyé par le podestat, il y a plus de quinze
jours, m’avait donné le sentiment que je ne risquais plus
rien. Je me suis enhardi et, au cours de mes promenades, je me suis peu à peu rapproché de la ville. Hier,
j’ai même cru pouvoir y pénétrer sans danger. Je ne
sais pas quelle force m’a poussé à m’aventurer jusqu’auport. Le souvenir d’Agnès m’habite si continûment
que j’ai marché sans penser à autre chose. Je me suis
retrouvé assis sur un banc de bois, près de la criée, et
j’ai contemplé un long moment les bateaux qui se
balançaient mollement le long des quais. C’était une
incroyable imprudence.
    L’après-midi était bien avancée et les ombres, sur le
port, commençaient à s’allonger. J’ignore combien de
temps j’étais resté assis là, à rêver. Tout à coup, je fus
tiré de ma torpeur par un mouvement furtif, derrière les
piliers de la halle aux poissons. Je repris mes esprits et
observai. Un instant plus tard, je perçus un nouveau
mouvement : un homme bondissait d’un pilier à l’autre
et s’approchait de moi. Entre chaque bond, il se dissimulait derrière la colonne de pierre, mais je le voyais
pencher la tête et jeter des coups d’œil dans ma direction. Au troisième passage, je l’avais reconnu : c’était
l’homme que j’avais remarqué dès mon arrivée, l’assassin à mes trousses.
    En un instant, j’arrêtai une décision, la moins mauvaise, la meilleure ? Je me levai d’un coup et courus
jusqu’à l’angle de la maison contre laquelle j’étais assis.
Je remontai la ruelle sans cesser de courir puis tournai
deux fois et repris un pas normal. Mon poursuivant,
depuis le temps qu’il était en ville, connaissait sûrement
mieux que moi le dédale de ses venelles. Je fis mille
détours pour être tout à fait sûr de l’avoir semé. À force
d’embrouiller la piste, je me retrouvai bien à la sortie
de la ville, mais tout à fait à l’opposé du chemin qui
menait chez Elvira. Au bout de quelque temps de
marche, je constatai avec terreur que mon poursuivant,
auquel s’étaient joints deux autres sbires, était sur mapiste. Je profitai de mon avance et me mis à courir de
nouveau sans vergogne maintenant que j’étais dans la
campagne. La nuit commençait à tomber, mais bien
trop lentement à mon goût. J’espérais que la lune ne se
lèverait pas tôt. Quand l’obscurité arriva, j’étais sur le
point d’être

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