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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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rattrapé.
    Finalement, après de grandes frayeurs et toute une
nuit d’errance, je réussis à semer mes ennemis. Je suis
arrivé à la maison à l’aube, tout en sueur. Elvira avait
veillé jusqu’au matin, folle d’inquiétude.
    Cet incident m’a profondément ébranlé. Il m’a
convaincu que je dois mettre les bouchées doubles pour
rédiger ces Mémoires, car le temps m’est décidément
compté. Il m’a décidé aussi à demander l’aide d’Elvira.
Avant ce jour, je n’avais pas cherché à lui exposer ma
situation. Je lui ai expliqué tant bien que mal quelles
menaces pèsent sur moi. Elle va tâcher d’en savoir plus
sur mes poursuivants. Jusqu’ici, je n’avais pas souhaité la
mêler à cela, mais je n’ai plus guère le choix.
    Elle est partie pour la ville ce matin, bien décidée à
tirer l’affaire au clair. Et moi, je ne me laisse plus aller ni
aux promenades ni aux rêveries désordonnées. Tant
que le jour me permet d’écrire, je reste à ma table et je
continue mon récit.
    *
    Je suis parti pour Rome au printemps, emportant avec
moi la requête d’Agnès et bien d’autres. Il faut dire que
séjourner durablement avec la cour, comme je le faisais
désormais, me mettait en relation avec une infinité de
gens. Je connaissais bien sûr les membres du Conseil etl’entourage royal ; j’étais familier des nobles qui gravitaient autour du souverain, mais à cela s’ajoutaient une
multitude de négociants, de banquiers, de magistrats,
d’artistes et la foule innombrable de ceux qui venaient
solliciter de moi une vente ou un prêt. J’entretenais une
correspondance nourrie avec nos facteurs et divers relais
que nous possédions, pour les achats ou les paiements,
de Genève aux Flandres, de Florence à Londres. Certes,
Guillaume de Varye s’occupait de nos affaires au quotidien, avec Jean, Benoît et désormais beaucoup d’autres.
Mais certaines tâches me revenaient en propre quand il
s’agissait de grandes décisions ou de gros clients. Si bien
que, dans cette cour où la plupart étaient désœuvrés,
j’étais constamment occupé. Les moments rares que je
passais avec Agnès étaient des exceptions dans ma vie,
mais ils donnaient leur sens à tout le reste. C’était pendant ces instants d’oisiveté et d’échange apaisé que
je mesurais à quel point ma vie ne m’appartenait plus.
Les rêves de jadis avaient porté tant de fruits qu’ils
étaient désormais ensevelis sous un quotidien étouffant
de papiers et d’audiences. Ce que d’autres enviaient
comme un succès était pour moi une servitude. Hormis
la liberté que je prenais de temps en temps avec Agnès,
je ne voyais de tous côtés que contraintes et obligations.
Un invisible fouet me cinglait les côtes et me faisait
avancer à une allure toujours plus rapide. Je ne comptais plus ma fortune. J’étais un homme de confiance du
roi, je contrôlais un immense réseau d’affaires. Et pourtant, je ne cessais d’espérer qu’un jour on me rendrait à
moi-même.
    L’Argenterie était devenue l’instrument de la gloire
royale. Nous faisions merveille en particulier pour lesgrandes cérémonies. L’occasion nous était régulièrement fournie par la prise de nouvelles villes, dans lesquelles le roi entrait en majesté. Chevaux, armes, étoffes,
étendards, costumes, tout devait être brillant et ôter à
ceux qui venaient de rejoindre le royaume toute envie
de le quitter jamais. Les missions diplomatiques étaient
aussi des occasions d’étaler la nouvelle puissance du
roi aux yeux de l’étranger. J’utilisai tout le savoir-faire
accumulé dans ces circonstances pour donner à l’ambassade envoyée au pape un lustre inégalé. Onze navires
partirent de Marseille pour Civitavecchia avec à leur
bord l’essentiel de la mission. Les tapisseries destinées
au pape avaient été acheminées par le Rhône, grâce à
l’aide du roi René. Trois cents chevaux richement harnachés serviraient de montures aux plénipotentiaires et
à leur suite, à leur arrivée.
    Nos ambassadeurs, les Juvénal, Pompadour, Thibault,
et autres dignes prélats ou savants ne se fiaient guère à
leurs prières pour les préserver du danger. Ils refusèrent
d’embarquer et accomplirent le voyage à cheval. Le
seul intrépide qui voulut bien m’accompagner sur mes
navires fut Tanguy du Châtel. À presque quatre-vingts
ans, il n’avait plus d’autre choix que de déterminer le
lieu de sa mort et l’idée de périr en pleine mer le

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