Le Grand Coeur
prétendre connaître véritablement la vie. Les longs mois pendant lesquels fut instruit
mon procès sont parmi les moments les plus terribles
qu’il m’ait été donné de vivre et, en même temps, ils
m’ont plus appris sur moi-même et sur les autres que le
demi-siècle de mon existence précédente.
Jamais auparavant, je n’avais été à ce point confrontéà la vérité des êtres qui m’entouraient. J’évaluais la
sincérité de ceux qui me témoignaient leur amitié,
comme de ceux qui s’opposaient à moi, à l’aune de mes
propres sentiments à leur endroit. Mais que pensaient-ils vraiment ? Il me restait toujours un doute, avec lequel,
comme tout être humain, j’avais appris à vivre. Devenu
riche et puissant, il m’était encore plus difficile de
percer l’écran de l’hypocrisie. J’affichais moi-même une
courtoisie de surface, qui ne révélait guère mes sentiments et même, la plupart du temps, en tenait lieu. Il
m’arrivait parfois d’être rude, surtout lorsque je m’exprimais au nom du roi, par exemple en Languedoc,
pour collecter l’impôt. L’impatience, la fatigue, l’irritation de devoir sans cesse intervenir dans des transactions
et règlements qui ne m’intéressaient pas m’avaient de
temps en temps conduit à me montrer sans pitié. Avant
mon procès, j’imaginais que mes ennemis, si j’en avais,
se comptaient parmi les victimes de ces excès d’autorité.
L’instruction m’apprit qu’il en allait tout autrement.
À une exception près, ceux envers qui je m’étais montré
impitoyable n’en avaient conçu qu’un respect plus
grand à mon égard. Je n’avais fait en somme que me
comporter comme ils se seraient comportés eux-mêmes,
s’ils avaient été dans ma position. Ils regardaient la puissance et la richesse comme la justification de l’intransigeance et de la brutalité. De surcroît, en les rudoyant,
je leur accordais mon attention ; en somme je montrais
qu’ils existaient à mes yeux, fût-ce pour être piétinés.
Mes pires ennemis, je devais l’apprendre au cours de
mon procès, étaient ceux que je n’avais pas daigné
considérer.
Il y avait parmi eux des gens vicieux, perdus d’orgueil,et que la jalousie aurait de toute manière tourné contre
quiconque était mieux servi par la vie qu’eux-mêmes.
Ceux-là, je ne regrettais pas de les avoir offensés. On
pouvait tout au plus me reprocher d’avoir donné le
signal d’une guerre qui aurait certainement eu lieu.
Mais d’autres, au contraire, étaient des hommes d’une
grande loyauté, avides de servir, désireux de prendre
part à mon entreprise. Mon tort était de ne pas l’avoir
compris, souvent parce que je ne les avais tout simplement pas remarqués. Tel était le cas d’un jeune Florentin nommé Otto Castellani, arrivé à Montpellier dix
ans plus tôt, au moment où j’engageais de grandes
affaires dans la ville. Il se trouvait en Languedoc bien
d’autres marchands florentins avec lesquels j’entretenais d’excellentes relations. L’un d’entre eux était à
bord de la nave qui m’avait conduit naguère en Orient
et nous étions restés amis.
Ce jeune Castellani, je le connaissais à peine. On m’a
dit qu’il avait tout tenté pour croiser ma route. Il y était
peut-être parvenu mais sans retenir mon attention. Ce
dédain, pourtant bien involontaire, fit naître en lui une
haine à la mesure de l’affection qu’il s’était proposé de
me porter.
Il était intelligent et actif, qualités que j’aurais été
heureux de m’adjoindre. Au lieu de cela, il les mit au
service d’une ambition solitaire qu’aiguillonnait un
désir inextinguible de vengeance. Il fit son chemin en
Languedoc. Ses relations avec sa première patrie lui
donnèrent carrière dans le négoce méditerranéen. Mais
il s’efforça d’élargir aussi son activité au nord de la
France et jusqu’aux Flandres. Là encore, mon procès
m’a été utile pour reconstituer le parcours de celui quifut le plus virulent de mes accusateurs. À l’évidence, je
continuais sans le savoir d’occuper son esprit. Il avait
l’ambition, puisqu’il ne pouvait me servir, de m’imiter,
de me dépasser et, pour y parvenir plus sûrement, de
me détruire.
Il fit alliance patiemment avec tous ceux en qui il
sentait poindre de la rancune à mon endroit. Cette
semence, il s’efforçait de la faire croître et éclore.
Bientôt, il se trouva au centre d’une petite toile d’amertume et de haine dont il
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