Le Grand Coeur
sut tirer les fils jusque dans
l’entourage du roi. Parmi les médiocres personnages
qui s’étaient infiltrés au Grand Conseil après la mort
d’Agnès, il en repéra un, un certain Guillaume Gouffier,
auquel je n’avais prodigué qu’une indifférence polie
et qui en était mortifié. Castellani fit aussi son miel de
mes ennuis passés, comme l’affaire du jeune Maure qui
s’était embarqué en cachette sur un de nos bateaux,
s’était converti, et que j’avais fait restituer au sultan. Le
capitaine de la nave, à qui j’avais reproché cette action,
s’était violemment disputé avec moi. Sa colère aurait pu
lui suffire, mais Castellani sut la réchauffer et la faire
brûler d’un feu continu, qui ne s’éteindrait qu’avec ma
chute.
J’avais considéré l’affaire de ce jeune Maure sous le
seul angle de nos relations avec le sultan. Son amitié
était la pierre angulaire de nos échanges commerciaux
avec l’Orient. Il importait donc de ne rien faire qui pût
le mécontenter. Castellani vit l’autre face de la médaille :
j’avais rendu aux mahométans quelqu’un qui avait
de son plein gré embrassé la foi catholique. En d’autres
termes, j’avais perdu une âme qui avait demandé et
obtenu le secours du Christ. Au sein d’un monde ecclésiastique où la réussite de mon frère et l’avancement
exceptionnellement rapide de mon fils avaient multiplié
les aigreurs et les jalousies, Castellani trouva sans peine
des alliés pour me reprocher cette trahison.
Je sais désormais que l’inlassable activité du Florentin
fut une des causes principales de ma disgrâce. Castellani
parvint si complètement à ses fins que, non content de
me voir condamné, il intrigua avec succès pour occuper
les fonctions que je laissais vacantes. Il devint ainsi mon
successeur à l’Argenterie.
On pourrait croire qu’un tel triomphe l’aurait
comblé. Il n’en fut rien. Sa haine lui était à ce point
nécessaire qu’il ne paraissait pas concevoir l’existence
sans elle. Bien au-delà de ma condamnation, il continua
d’exercer sa vengeance contre moi et contre ma famille.
Quand Elvira m’apprit que mes poursuivants étaient
florentins, je compris ce qui aurait dû m’apparaître
beaucoup plus tôt comme une évidence : c’était encore
Castellani qui avait lancé à mes trousses jusqu’à Chio
des hommes à sa solde. Cette nouvelle m’apporta un
grand espoir.
Si mes poursuivants étaient les instruments d’une vengeance privée de Castellani, la situation était moins
désespérée pour moi que si ces sbires avaient été envoyés
par le roi de France. Je m’étais gardé jusque-là de toute
démarche auprès du potentat génois qui régnait sur
l’île, croyant qu’il avait été forcé par Charles de me surveiller et peut-être de me capturer. Dans cette hypothèse, je comprenais mal qu’un si long répit m’ait été
donné : il aurait été facile aux Génois de m’arrêter purement et simplement. Si la poursuite était menée par
Castellani pour son propre compte, cela expliquait qu’ilfût plus difficile à mes assassins d’opérer un coup de
force. Je pouvais donc en profiter. Surtout, le podestat
génois, loin d’être un ennemi comme je l’avais craint,
pouvait devenir un allié.
C’est ainsi qu’hier, j’ai écrit une longue missive à destination de Campofregoso, à Gênes. Elvira est allée ce
matin jusqu’au port où un bateau en partance la lui fera
tenir. Je lui demande son secours et d’intervenir auprès
du podestat de Chio pour assurer ma sécurité. Il s’agit
de tenir encore quelques jours, en attendant sa réponse.
J’ai repris espoir, et l’indifférence qui m’avait fait
accepter mon destin, fût-il tragique, ces jours derniers a
fait place à une grande angoisse et au désir de nous protéger. Elvira m’avait proposé un autre refuge, plus au
centre de l’île. Elle a un cousin dans la montagne. Il dispose d’une bergerie située dans les hauteurs. De là, on
embrasse toutes les vallées alentour et quiconque
approche est immédiatement repéré. J’avais refusé
parce que je ne voyais aucune issue à la situation. Tant
valait, s’il n’y avait plus d’espoir, que nous finissions en
beauté, dans la maison d’Elvira. Mais aujourd’hui que je
retrouve un certain optimisme, je veux me battre. Quel
que soit l’inconfort de la bergerie, nous nous y installerons dans trois jours.
*
En attendant, je poursuis mon récit.
Je pensais
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