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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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prédateurs.
    Ces premières séances, quoique aucun coup ne me
fût encore porté, eurent sur ma conscience un effet terrible. Je mesurai à quel point je redoutais non tant ladouleur que l’amoindrissement. J’avais eu plusieurs fois
l’occasion d’éprouver, à la suite de quelques accidents
notamment, que je pouvais être assez dur au mal. Mais
ce qui m’est insupportable, c’est d’être dans la dépendance des autres, livré sans défense au bon vouloir et
aux mauvais instincts de quelqu’un. Je me demande
même si toute ma vie ne s’explique pas par ce désir
éperdu de me soustraire à la violence de mes semblables.
Depuis l’enfance et l’épisode du siège de Bourges, j’avais
découvert que l’empire exercé par l’esprit était un
moyen, le seul peut-être, d’échapper à la confrontation
brutale dont les garçons usaient pour établir entre eux
une hiérarchie. Mon père n’avait jamais levé la main
sur moi. Le premier coup que j’avais reçu et dont je
garde encore aujourd’hui le souvenir m’avait été porté
pendant un chahut d’écoliers, à la sortie de la Sainte-Chapelle. On venait de nous prêcher la douceur et
l’amour du prochain, et cette contradiction ne fut pas
pour peu dans ma méfiance ultérieure à l’endroit de la
religion. Je m’étais retrouvé au sol dans une mêlée générale. Le coup de poing que j’avais reçu en dessous de
l’œil m’alarma moins que l’impression d’étouffement
ressentie pendant qu’une dizaine de corps hurlants
s’amoncelaient sur moi. Pendant six mois, je fis des cauchemars et j’éprouvai des difficultés à écrire. Ma main
se crispait sur la plume et les mots, étrécis par la raideur
de mon poignet, devenaient illisibles et chaotiques.
C’est seulement après l’épisode du siège de Bourges et
la découverte du pouvoir de l’esprit que mes angoisses
s’apaisèrent.
    Je retrouvai sur la sellette la vieille terreur enfouie et
demeurée intacte. L’enfermement ne la provoquait pas.Mais d’être entravé, dévêtu devant mes juges, de sentir,
près de la porte, le regard plein d’appétit de deux bourreaux qu’un seul mot des magistrats pouvait autoriser à
faire usage des instruments de fer qui pendaient au mur,
tout cela me faisait perdre toute force et tout espoir.
    Le troisième jour de ce traitement et sans avoir encore
reçu aucun coup, au grand désespoir des deux tortionnaires qui bâillaient d’ennui, je fis une déclaration
solennelle à mes juges. Je leur dis qu’il leur était inutile
de m’appliquer des moyens de force. À la seule idée
qu’ils soient disposés à s’y résoudre, je signerais tout
ce que l’on voudrait. Cette capitulation satisfit une partie
des juges, mais elle provoqua des objections chez
d’autres. Ils décidèrent de se retirer pour en débattre. Je
ne comprenais pas quel pouvait être l’objet de la contestation. Que demander de plus que des aveux complets,
si longs, circonstanciés et fantaisistes qu’ils fussent ? En
discutant avec un des gardes qui se montrait bienveillant
avec moi, je compris d’où procédait l’embarras des juges.
Ils considéraient que la torture, par la douleur qu’elle
provoque, est le seul moyen d’authentifier la sincérité
des aveux consentis par les prisonniers. Des paroles prononcées sous l’emprise de la peur n’avaient pas la même
valeur que celles que dictait l’insupportable souffrance
infligée par les bourreaux. C’est que la peur, dans cette
conception, est encore une manifestation de la volonté
humaine. En tant que telle, elle laisse place au mal, qui
est, paraît-il, le propre de l’homme ; on ne peut être certain que ne s’y mêle pas une part de ruse, de mensonge,
de calcul. Tandis que la douleur fait parler en l’homme
sa part divine, cette âme qui, mise à nu, ne peut que
révéler sans artifice sa noirceur ou sa pureté.
    Ce raisonnement me révolta. Je le jugeai d’abord
absurde, méprisant pour l’être humain et marqué du
sceau de la plus ridicule bigoterie. Mais comme il fallut
deux journées avant que les juges ne prissent leur décision et me fissent de nouveau comparaître, j’eus le
temps d’y réfléchir plus avant. Et, à ma grande surprise,
je découvris qu’une part de moi approuvait cette abominable conception. Si j’étais délivré de la torture et si ma
peur suffisait à mes juges, je comptais bien que l’absurdité des fautes qu’ils me feraient reconnaître discréditerait leur

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